Patrick Cabanel, Histoire des Justes en France, Paris, Armand Colin, 2012
"Le titre de "Juste parmi les nations" récompense, après collecte de témoignages de Juifs, toute personne non juive qui, au péril de sa vie et sans contrepartie, a sauvé au moins un Juif au cours des années 1940. Il s'agit de la plus haute distinction civile décernée par l'Etat d'Israël, depuis 1963".
C'est par ces mots simples mais précis que Patrick Cabanel introduit son histoire des Justes en France. Au fil des pages, il ne se contente pourtant pas seulement de dresser une liste exhaustive des Français reconnus comme Justes par l'Etat d'Israël. Son analyse le conduit irrémédiablement à s'interroger sur les mémoires de ces individus dont la reconnaissance officielle repose justement sur des témoignages qui se sont manifestés plus ou moins rapidement. En ce sens, cet ouvrage est un formidable outil de réflexion sur les mémoires qui ont été un vecteur d'action durant la Seconde Guerre mondiale, puis un prisme de reconnaissance de l'engagement à la suite du conflit, avant de devenir désormais une clef de lecture pour l'avenir.
Au commencement... une loi mémorielle !
Aussi surprenant que cela puisse paraître, c'est bien un loi qui est à l'origine des commémorations des Justes. Bien que le projet d'un mémorial des martyrs appelé Yad Vashem est évoqué dès 1942, c'est le gouvernement israélien qui formalise cette idée en mars 1953 par l'intermédiaire d'une proposition de loi "sur la commémoration des Martyrs et des Héros". Au cours des débats à la Knesset, le terme de "Justes parmi les nations" fait son apparition et la loi votée à l'unanimité le 19 août 1953 fixe durablement les modalités de leur désignation et de la commémoration.
Patrick Cabanel rappelle d'ailleurs que le processus de nomination des Justes témoigne dès le départ d'une véritable forme de judiciarisation de la mémoire puisque les Justes doivent être proposés par des Juifs sauvés qui présentent au minimum deux documents (pièces à conviction) permettant d'attester le bien-fondé de leur requête auprès d'une commission (tribunal) présidée par un juge, un représentant du ministère des Affaires étrangères, un représentant du Congrès juif mondiale, six membres des associations de déportés et rescapés, et cinq juges ou avocats.
La plupart des documents fournis pour ce procès en mémoire étant constitués de témoignages, nous pouvons dès lors considérer que ce sont des mémoires individuelles qui sont à l'origine des mémoires des Justes. Dans les deux cas, victimes et héros sortent de l'anonymat par une sorte de pacte mémoriel.
Une construction mémorielle progressive et tardive
A la lecture du travail de Patrick Cabanel, on s'étonne du caractère inédit de cet ouvrage, révélateur d'une mémoire qui s'est construite très progressivement. Alors que l'Etat d'Israël honore les premiers Justes dès 1963, l'action héroïque de ces Français est restée relativement discrète en France jusqu'au début des années 2000, et plus particulièrement en 2007 lorsqu'une cérémonie a symbolisé l'entrée de l'ensemble des Justes français au Panthéon.
Comme souvent pour les évènements de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire s'est construite autour d'oeuvres cinématographiques qui ont contribué à la démocratisation d'un sujet jusqu'alors connu uniquement des spécialistes. C'est le cas notamment d'Au revoir les enfants de Louis Malle (1987), La liste de Schindler de Steven Spielberg (1993), Amen de Costa-Gavras (2002) et La Rafle de Roselyne Bosch (2010). Nul doute que ces films ont contribué à l'émergence d'une demande sociale d'histoire autour des Justes qui s'est ensuite transformée en reconnaissance officielle et politique.
Cette liste est révélatrice d'une temporalité plutôt poussive dans un premier temps, qui s'est ensuite accélérée à la fin du XXe siècle et au début du XXi siècle, "comme s'il fallait sauver la mémoire avant qu'il ne soit trop tard, et comme si la pression se faisait telle qu'il a fallu ouvrir plus largement les tables de marbre aux noms gravés". Cette remarque est intéressante car elle introduit une nuance dans la chronologie mémorielle du génocide des Juifs d'Europe. Longtemps, les années 1970 ont été considérées comme un moment de rupture permettant l'émergence d'une mémoire brimée. Or, les travaux de Patrick Cabanel, comme d'autres, montrent que nous devons aujourd'hui réviser cette temporalité. L'historien propose en fait de distinguer clairement la mémoire israélienne, de la mémoire française. Nous pourrions ajouter à cette distinction la nécessité de différencier également les mémoires officielles des mémoires familiales, les mémoires nationales des mémoires locales.
L'exemple de Jean-Séverin Lemaire est particulièrement révélateur de cette mémoire chaotique : déporté à Mauthausen et Dachau, l'Etat l'a décoré de la Croix de guerre puis de la légion d'honneur en 1957 pour ses activités de résistance sans qu'il ne soit fait mention de son action en faveur des Juifs... alors qu'il est aujourd'hui surtout connu pour ses activités de sauvetage qui lui ont permis d'être distingué comme Juste.
Parmi les éléments alternatifs permettant de comprendre cette révision chronologique, Patrick Cabanel propose de s'intéresser notamment au phénomène d' "héroïsation" qu'il croit identifier depuis le début des années 1980 par la multiplication des entrées au Panthéon, des distributions de Prix, mais aussi des béatifications et canonisations. En manque de "re(pères)", notre société chercherait ainsi des références en distinguant des modèles à suivre.
A cela s'ajoute pour la France la volonté d'équilibrer sa place dans l'histoire du génocide des Juifs d'Europe et d'apaiser en quelque sort un sentiment latent de culpabilité. Il n'est d'ailleurs pas anodin de constater que la présidence de Jacques Chirac témoigne d'une entreprise mémorielle complète : quelques jours après son accession au pouvoir, le 16 juillet 1995, il avait reconnu pour la première fois à ce niveau de l'Etat la responsabilité de la France dans la Shoah ; en 2007, avant de quitter l'Elysée, son hommage aux Justes de France permettait de montrer qu'une autre France s'était illustrée pendant la Seconde Guerre mondiale. Entre ces deux dates, la loi du 10 juillet 2000 a fixé au dimanche suivant le 16 juillet une "Journée nationale à la mémoire des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'honneur aux "Justes" de France". On s'aperçoit alors que la république français laïque a repris à son compte sans modification l'expression israélienne et religieusement connotée de "Juste".
Une multitude de manifestations mémorielles
Dès l'instauration de cette reconnaissance officielle, la volonté d'entretenir la mémoire de ces héros aux côté de celle des victimes s'est manifestée. Cette entreprise s'est illustrée sous différentes formes successives ou concomitantes.
Dans un premier temps, chaque Juste (ou ses descendants en cas d'hommage posthume) était invité à planter un arbre à son nom dans l'Allée des Justes au Mémorial de Yad Vashem à Jérusalem. Cette action symbolique est cependant rapidement devenue impossible en raison du nombre grandissants d'individus recevant cet honneur (23 788 au 1er janvier 2011, dont 3 331 Français).
A défaut de pouvoir créer une véritable "forêt de la mémoire", il a finalement été décidé que les noms des Justes seraient progressivement gravés sur un mur, permettant ainsi d'envisager une accumulation plus aisée.
C'est d'ailleurs cette stratégie d'une "mémoire de pierre" qui a été adoptée par le Mémorial de la Shoah à Paris depuis 2006.
Les lieux de mémoire nationaux ne doivent cependant pas faire oublier d'autres lieux locaux qui ont parfois émergé bien avant. C'est le cas notamment du Mémorial en hommage aux Justes de France inauguré en 1997 à Thonon-les-Bains.
A côté de ces lieux physiques, des lieux de mémoire symbolique se sont également imposés. C'est le cas notamment du policier Jean Philippe qui est régulièrement mis à l'honneur par l'Ecole nationale de Police afin d'atténuer l'image de collaboration régulièrement associée aux forces de l'ordre.
D'autres Justes ont parfois cristallisé de nombreuses formes commémoratives comme le consul général du Portugal à Bordeaux Aristide de Sousa Mendes (p. 106) pour lequel plusieurs arbres ont été plantés dans la forêt des martyrs de Yad Vashem, avant qu'il ne soit officiellement reconnu comme Juste en 1966, puis réhabilité par un vote unanime de l'Assemblée nationale du Portugal en 1988, et enfin honoré par un buste inauguré à Bordeaux en 1994, des films, des livres, des timbres et un projet de musée...
La mémoire comme acteur dynamique de l'histoire
L'une des grandes originalités du travail de Patrick Cabanel est de ne pas limiter son analyse à la mémoire juive, mais d'ouvrir une réflexion plus large sur le rôle et la place de la mémoire dans l'Histoire.
C'est ainsi qu'il parvient notamment à expliquer (parmi d'autres éléments) la logique d'action et d'engagement de nombreux Justes de France par la persistance d'une forte mémoire des persécutions, et plus particulièrement celle en vigueur dans les milieux protestants.
De nombreux témoignages signalement en effet le processus d'identification des habitants Cévenols : "Autrefois, c'étaient les nôtres, les Hugunots, qui étaient persécutés ; maintenamnt, hélas ! C'est votre tour" (p. 23).
Bien que très minoritaires en France, les protestants ont développé une forte conscience identitaire liée à la mémoire dans l'entre-deux-guerres : livres, pièces de théâtre, cartes postales, cérémonies commémoratives... sont autant d'éléments qui ont visiblement influencé l'action de résistance assez exceptionnel des protestants contre un Etat considéré comme injuste. Patrick Cabanel propose d'ailleurs l'expression intéressante d' "armes de la mémoire" pour qualifier cette situation exceptionnelle qui s'appuie sur la mémoire collective pour justifier l'action politique.
C'est pourquoi il est intéressant de s'interroger sans cesse sur les réminiscences des mémoires dans nos sociétés contemporaines qui, sous le masque d'une comparaison souvent considérée comme polémique et anachronique, témoignent d'une véritable identité nationale mémorielle avec des conséquences non négligeables sur la lecture du monde et l'action qu'on peut y mener.
En février 1997, des Justes et/ou leurs enfants et petits-enfants s'étaient retrouvés autour d'un texte condamnant le durcissement de la législation sur l'immigration au nom de l'exemple donné au cours des années 1940 : "Ces actes se sont, au fil du temps, gravés dans les mémoires de leurs descendants, comme un modèle de comportement qu'il faut transmettre de génération en génération".
La mémoire (qu'elle soit nationale ou communautaire) a donc une réelle perspective performative : se souvenir, c'est aussi agir !!!