Marc FERRO (avec Isabelle VEYRAT-MASSON), Mes histoires parallèles, Paris, Carnets Nord, 2011.
C’est un exercice difficile que celui de se retourner sur son parcours et d’essayer d’y jeter un regard objectif et utile. L’exercice est d’autant plus compliqué pour un historien habitué à travailler à partir de sources sur lesquelles il exerce habituellement une distance critique. Certains, sous la direction intellectuelle de Pierre Nora, se sont essayés à l’expérience de l’ego-histoire, rarement reprise depuis. D’autres ont préféré enterrer rapidement la douloureuse épreuve d’introspection professionnelle imposée désormais à tout candidat pour l’habilitation à diriger des recherches (HDR).
Marc Ferro, qui ne fait décidément rien comme les autres, a décidé de ne pas rester seul dans cette épreuve. Il s’est ainsi entouré de la remarquable plume d’Isabelle Veyrat-Masson dont nous avons déjà signalé les travaux sur ce blog. Le résultat final est remarquable et j’en recommande vivement la lecture aux jeunes étudiants indécis devant la perspective d’un long cursus d’études en histoire (après Apologie pour l’histoire de Marc Bloch que l’on devrait mettre en priorité entre toutes les mains lycéennes comme remède aux amphithéâtres désertés).
Marc Ferro s’explique tout d’abord sur le choix du titre qui résume la logique de cette entreprise : Mes histoires parallèles est un mélange subtilement dosé entre « l’histoire en train de se faire et l’histoire, cette discipline que les Annales m’ont appris à analyser » (p. 17). Il joue donc sur ces deux registres qui constituent les deux premières parties du livre (« les épreuves de l’histoire » et « l’histoire par les preuves »). Il arrive d’ailleurs que ces deux histoires se croisent par inadvertance comme en 1994 lorsque l’auteur travaille sur des archives des Actualités françaises pour la série documentaire Histoire parallèle (autre clin d’œil au titre) et qu’il découvre que sa participation aux défilés de la victoire à Lyon ont été immortalisées en vidéo :
L’auteur a en effet été acteur de nombreux éléments de l’histoire du XXe siècle qui interrogent encore largement les historiens : le recensement des Juifs de France en 1941, la Résistance, la guerre d’Algérie, etc. Le récit de Marc Ferro n’est pourtant pas péremptoire. Il se contente de développer une version, en précisant régulièrement qu’elle n’est pas infaillible et que l’œil du témoin, même averti, ne jouit d’aucune forme d’autorité intrinsèque. Une telle démarche, modeste et honnête, suscite assez rapidement la sympathie et la confiance du lecteur.
Le propos est cependant parfois plus surprenant, laissant percevoir un esprit toujours vif et impertinent. Ainsi, l’auteur se démarque-t-il d’une vision héroïque de l’engagement en Résistance en affirmant qu’il ne connaissait lui-même pas vraiment la nature du réseau dans lequel il s’engageait au départ. Quelques pages plus loin, il frôle franchement l’iconoclasme en affirmant « qu’à cette époque, pour beaucoup, le maquis était un ramassis de voyous et de terroristes » et que, pour cette raison, de potentiels engagements ont avorté. C’est pourquoi il hésite même à mentionner son passé de résistant à Pierre Renouvin lorsqu’il le rencontre après la guerre.
D’une manière générale, le ton de Marc Ferro étonne par sa franchise. Il rappelle ainsi avec aplomb (et un peu d’agacement) que peu d’historiens français lui accordent de légitimité pour ses travaux sur la guerre de 1914-1918. Et pourtant, c’est bien lui qui, à 86 ans, a été choisi pour diriger le Conseil scientifique du Musée de la Grande Guerre à Meaux qui ouvrira en 2011. A l’inverse, il ne s’invente pas non plus une passion viscérale et immémoriale pour l’histoire, minimisant ses ambitions de jeunesse : « Pour moi, à cette date, c’était le professeur de philo qui formait les esprits. Le professeur d’histoire proposait des récits et puis, de temps en temps, il en tirait des leçons » (p. 276). On est loin, à ce moment, des ambitions des Annales.
Au-delà des réflexions introspectives, l’histoire personnelle de Marc Ferro passionnera le lecteur initié car elle donne à voir des portraits résolument humains de nombreuses sommités intellectuelles qui ont croisé son chemin. Au cours de ses études, déjà, il partageait les bancs de l’université avec Annie Becker, célèbre pour les historiens sous le nom d’Annie Kriegel. Plus tard, c’est dans la position inconfortable de candidat à l’agrégation qu’il fait connaissance avec le redoutable Fernand Braudel qui « présidait le jury et […] posait des questions impossibles à préparer loin de toute grande bibliothèque » (p. 113). Les deux hommes finiront pourtant par s’entendre et partager une formidable expérience humaine et intellectuelle autour de la revue des Annales… après bien sûr que l’ancien candidat malheureux ait passé un tout autre entretien en présence de… Paulette Braudel. Eclipsée par l’ombre de son célèbre mari, la jeune femme semblait en effet avoir une voix importante dans les décisions de l’historien.
Marc Ferro se permet également de nombreuses remarques incisives qui rendent d’autant plus vivants ses portraits qui pourraient faire grincer quelques dents si les principaux protagonistes n’étaient justement pas décédés. Les querelles d’ego entre Braudel, Mandrou, Renouvin, Le Goff, Richet, Le Roy Ladurie… illustrent un monde universitaire où tous les coups sont permis. Ces mésententes ne sont pas cependant seulement croustillantes, elles sont aussi révélatrices des logiques à l’œuvre dans les orientations historiographiques qui ont été prises par quelques-uns pour des motifs parfois peu scientifiques. On apprend ainsi que la revue des Annales a longtemps fonctionné sous un système peu démocratique où les seuls avis qui comptaient ont été ceux de Fernand Braudel, secondé par Marc Ferro. On se met alors à penser à tous les champs qui sont restés enfermés dans les placards des universités, faute d’avoir convaincu les tenants de la pensée de l’époque. On comprend mieux par exemple pourquoi l’historiographie française du genre est longtemps restée bridée (malgré le génie de Foucault récupéré par les Etats-Unis) quand on apprend que Fernand Braudel refusait de publier Jean-Paul Aron parce qu’il était homosexuel.
Nonobstant, on ne peut qu’être admiratif de la stratégie « impérialiste » mise en place par Braudel, soucieux d’imposer et d’entretenir la suprématie française sur l’historiographie mondiale. Malgré ses excès, c’est peut-être finalement d’un nouveau Braudel dont l’histoire française aurait besoin pour surmonter une « crise » qui n’en finit pas.
Le ton n’est cependant pas toujours aussi grave et le récit de Marc Ferro prête également à sourire par son actualité parfois involontaire. Ainsi, lorsque l’auteur commence à enseigner, il nous raconte qu’aucun poste de professeur d’histoire n’est disponible. Par défaut, il se transforme donc en germaniste chargé d’apprendre cette langue à un élève qui progresse bien plus vite que lui.
A plusieurs reprises dans l’ouvrage, Marc Ferro introduit d’ailleurs des digressions sur le métier d’enseignant qu’il a visiblement apprécié et pour lequel il conserve une sympathie profonde : « Cet adjectif « simple » [utilisé par Isabelle Veyrat-Masson pour qualifier les professeurs de l’enseignement secondaire] exprime bien la déchéance qu’ils ont connu depuis les années 1960. Le ministère les a mis sous surveillance, puis ils ont subi le contrôle des parents ; puis des pédagogues aux idées courtes ont déconstruits leur savoir pour leur apprendre à enseigner ce qu’ils ne savaient pas eux-mêmes ; puis avec la démocratisation, on n’a pas adapté les programmes aux besoins de la société, au point que les élèves n’ont plus vu le rapport entre ce qu’on leur enseignait et les exigences de la vie à laquelle ils étaient censés se préparer ». C’est court, incisif, mais tellement frais.
Marc Ferro, c’est aussi, et surtout, l’historien que l’on associe aux images et à la télévision. Privé d’une légitimité universitaire sanctionnée par l’institution (il a raté l’agrégation six ou sept fois), il se permet plus facilement d’entrer dans des domaines peu considérés dans les années 1960. C’est donc un peu par hasard, comme souvent dans sa carrière, qu’il est associé à des projets télévisuels qui vont contribuer à sa renommée. Le hasard n’est pourtant pas vain puisque Marc Ferro ne s’est pas contenté de saisir l’opportunité d’un média. Très tôt, il a apprivoisé ce vecteur de communication en montrant qu’il pouvait apporter une valeur ajoutée à l’écriture de l’histoire, à condition de s’interroger sur ses usages et ses potentialités, d’adopter une méthode rigoureuse, et de croiser les sources de différentes natures. Aujourd’hui encore, il demeure l’un des spécialistes dans ce domaine, aux côtés d’Isabelle Veyrat-Masson.
Mais Marc Ferro, c’est aussi l’historien qui, face à un auditoire élargi par la télévision, s’est beaucoup interrogé sur la place et le rôle de l’histoire dans les sociétés. Ces réflexions sur l’enseignement et sur la mémoire développées dans la dernière partie de l’ouvrage sont passionnantes car elles s’élèvent au-dessus d’un débat trop souvent stérile et posent des questions essentielles sur la « formation des mentalités » par le prisme du passé.
Au terme de cet ouvrage, quelques mystères demeurent. Nous l’avons vu, le choix d’un plan thématique est très intéressant car il permet de dresser un parallèle entre les différences facette de la carrière d’un homme aux intérêts multiples. Néanmoins, cette méthodologie n’est pas sans limite et, par manque de repères chronologiques, le lecteur saisi mal comment un seul homme a pu gérer sereinement toutes ces carrières, et tous ces projets de front ! S’il était aussi indispensable aux Annales, comment la revue fonctionnait-elle lorsqu’il devait s’absenter plusieurs semaines pour parcourir les centres d’archives russes et les studios télévisés. Comment était-il rémunéré ? Comment a-t-il pu gérer une telle précarité institutionnelle tout au long de sa carrière ? En somme, son cheminement peut-il est considéré comme un exemple de liberté intellectuelle, ou comme une exception que le système actuel ne pourrait plus supporter ?
On regrette également que Marc Ferro ouvre si peu sa réflexion sur l’avenir. Précurseur et novateur durant des décennies, on aurait aimé qu’il nous parle aussi de l’histoire en 2011 et de ses grandes inflexions. Les historiens actuels doivent-ils se saisir de l'Internet comme il s’est jadis saisi du petit écran ? L’histoire est-elle mise en danger par le politique ? Doit-on réformer notre système scolaire ? Universitaire ? Telles sont les questions sur lesquelles nous aurions souhaité connaître le sentiment de Marc Ferro.
De cet ouvrage à l’image de son auteur, c’est-à-dire difficile à caractériser dans le paysage historiographique actuel, on retient néanmoins la richesse d’un témoignage utile. Dans son récit, l’historien accepte de livrer avec générosité son expérience, ses pratiques, et ses méthodes. Il nous embarque avec lui dans les centres d’archives russes. Il nous entraîne dans des conférences parfois prestigieuses, et dans d’autres beaucoup plus improbables mais pour lesquelles il mobilise toujours le même sérieux et la même énergie, insistant sur le rôle social et citoyen de l’historien, notamment dans cet extrait particulièrement pertinent à méditer :
« Les sociétés vivent de leur histoire. Leur passé, leur héritage, leurs problèmes, tel est leur héritage ; l’historien aide à conceptualiser le passé, ainsi qu’à mieux remémorer. L’histoire sert surtout à prévenir le retour des catastrophes, autant que faire se peut. Selon Reinhart Koselleck, la science historique constitue une sorte de réservoir contenant des milliers de situations ; et plus on connaît l’issue, les données, mieux on peut résoudre celles qui se présentent à nous. Telle est une des fonctions de l’histoire. Eclairer les sociétés sur leur possible développement.
Or, la plupart des gens ne vivent pas dans l’histoire. Ils vivent leur propre vie. Ils sont assurés contre les incendies, contre le vol ou les accidents ; ils ne sont pas assurés contre l’Histoire, contre les évènements. Quand ceux-ci s’abattent sur eux – ces crises, ces guerres, etc. – ils sont désemparés. L’historien doit les aider à comprendre le sens de ces évènements.
Outre sa fonction instrumentale, l’histoire a également une fonction civique donnant à tous le sens de son appartenance à la nation ou à une autre communauté. Plus que d’autres, les peuples colonisés font appel à l’histoire, que souvent ils s’inventent, pour résister à l’oppression de ceux qui les ont soumis ».