Comme beaucoup de collègues, j’essaie de suivre depuis quelques mois le dossier polémique du musée d’histoire de
France (baptisé depuis « maison de l’histoire de France ») annoncé par Nicolas Sarkozy le 13 janvier 2009. En reprenant les différentes étapes
de ce projet, j’ai essayé de comprendre quelle pouvait être la place réservée aux mémoires au sein d’un tel établissement.
Un projet marqué par le sceau de la Présidence
Dans son
discours, Nicolas Sarkozy rappelle très directement sa vision idéologique de l’histoire, ce qui à mon sens ne laisse rien
présager de très favorable pour une vision mémorielle. Au début de son intervention, prenant pour prétexte une construction architecturale de Norman FOSTER à Nîmes, il précise :
« être fidèle à son identité, c'est se tourner vers l'avenir et non pas vers le passé ». Quand on vient annoncer un projet de musée d’histoire de France, ça commence
mal…
L’évocation précise arrive bien plus tard dans le discours. J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises d’évoquer la vision
particulière de l’histoire dans l’esprit de Nicolas Sarkozy (voir sur ce blog la catégorie « Sarkozy et l’histoire »), mais je ne pensais pas qu’on puisse atteindre de
tels sommets :
- « On ne connaît notre histoire que par les moments où les Présidents de la République successifs s'excusent des périodes
où, hélas, l'Histoire a été tragique » : cette phrase incroyable n’est pas seulement un tacle en direction de son prédécesseur direct qui avait inauguré en 1995 son septennat par
un discours remarqué et remarquable sur la responsabilité de la France de Vichy dans la déportation. Elle me semble être symptomatique de l’hyper-politisation d’un homme entièrement tourné vers
la conquête et l’exercice du pouvoir et qui en a oublié que tout n’était pas politique dans notre société. Non monsieur Sarkozy, il faut que vous le sachiez, l’Histoire n’est pas encore écrite
par les discours des Présidents de la République, et il ne faut pas qu’elle le soit.
- « Il n'existe aucun lieu pour questionner notre histoire de France dans son ensemble. Nous avons donc décidé la création
d'un musée de l'Histoire de France. Ce musée sera situé dans un lieu emblématique de notre histoire, un lieu qui reste à choisir et qui sera choisi : il y a plusieurs idées qui font sens mais il
faut en débattre, échanger, il faut que cela polémique un peu, que chacun fasse valoir ses arguments, parce que l'histoire de France, c'est un tout, c'est une cohérence. En général, on l'attaque
par petit bout, les pages glorieuses, les pages un peu plus délicates, alors qu'on devrait l'affronter dans son ensemble (…). Il me semble que cette initiative renforce aussi l'identité qui est
la nôtre, l'identité culturelle : c'est une autre initiative que je laisse à votre réflexion ». Sur le principe, a priori, rien à dire ! Quel historien oserait s’élever
contre un projet visant à valoriser l’histoire ? Dans le détail en revanche, c’est plus compliqué. Deux ans après cette annonce, la polémique est bien présente, mais elle n’a guère pu
s’exercer jusqu’alors sur le fond du dossier. Au contraire, les opinions s’affrontent justement sur le fait qu’il n’y ait pas vraiment eu de consultation, de débat et de discussion. L’idée part
du sommet de l’état et doit s’abattre comme une avalanche sur les ateliers des historiens réfugiés dans la vallée.
A ce stade initial, on peut donc penser que la force du commanditaire et ses considérations sur une mémoire qui serait strictement
néfaste car inscrite dans la repentance, ne laisse guère de place à l’approche mémorielle pourtant riche dans l’évocation de l’histoire de France.
Une évolution fidèle aux conceptions de l’initiateur
La parole présidentielle ayant valeur d’ordre de mission, le ministre de la Culture se met alors au travail afin de faire grandir
cette idée qui tient pour l’instant sur un post-it griffonné au coin d’une table au cours d’une réunion. Il faut se mettre au travail : soit. Convoquons des historiens… en s’assurant
néanmoins qu’ils travaillent bien dans la stricte direction fixée par le Président. On appelle donc Jean-Pierre Rioux qui s’est fendu en 2006 d’un essai intitulé
La France perd la mémoire, Comment un pays démissionne de son histoire.
Jean-Pierre RIOUX, La France perd la mémoire, Comment un pays démissionne de son
histoire.
Le résumé choisit par l’éditeur en quatrième de couverture suffit à situer la position de l’auteur : « Notre débâcle
intime et collective, celle du souvenir et de l'art de vivre, est en cours. Nous assistons à l'exténuation du vieux rêve qui faisait de la France un héritage et un projet. Tout se passe comme si
ce pays était sorti de l'histoire vive pour entrer en mémoire vaine, comme si la rumination avait remplacé l'ambition et qu'on expédie par pertes et profits Austerlitz, la laïcité ou un
demi-siècle de paix en Europe. Hier, nous célébrions la nation républicanisée, l'histoire laïcisée et l'intérêt général ; aujourd'hui, nous valorisons les mémoires et les "devoirs" de mémoire,
mais nous ne savons plus saisir l'âme de la France. Résultat : ce pays vit à l'heure du n'importe quoi mémoriel ».
Amis historiens, soyez donc rassurés, l’ombre de la IIIe République va ressusciter et s’abattre contre vos égarements
mémoriels futiles.
Il faut préciser qu’à ce stade de la réflexion, Jean-Pierre Rioux ne s’exprime quasiment pas sur le fond du dossier.
Il tient pour acquis le rapport dirigé par Hervé Lemoine, conservateur du patrimoine, remis
en avril 2008 aux ministres de la Défense et de la Culture. Dans la partie introductive, la mémoire est attaquée en règle sur plusieurs pages avec des points d’animosités particulièrement
virulents :
- « Le pire n’est plus à venir, il est
advenu, et le déni de « l’histoire-de-France » en est arrivé à un tel point que les autorités françaises ont préféré s’associer aux célébrations anglaises de Trafalgar plutôt que de commémorer,
en 2005, Austerlitz, faisant dire au grand historien Jean-Pierre Rioux que la « France perdait la mémoire, comme on perd la boule, la main ou le nord ! ». En somme, à l’aube du
XXIe siècle, il serait encore impensable de commémorer nos défaites, au profit de nos seules victoires étalées orgueilleusement à la vue de ceux avec lesquels nous avons tenté de
construire depuis lors des liens d’amitié.
- « Cette récusation de l’histoire prend
diverses formes, souvent, comme l’enfer, pavées de bonnes et de morales intentions. Ainsi, la multiplication des manifestations commémoratives, des célébrations, non plus nationales mais
identitaires, la prolifération des fondations, des associations, des centres et des cités chargés de faire la promotion de la revendication mémorielle d’un groupe social, d’une communauté
d’origine ou de destin, semblent avoir définitivement rendu impossible et même illégitime toute référence à une histoire de la Nation, à sa déontologie, à sa pratique et à son sens ».
Pourquoi se priver de stéréotypes ? La mémoire, ce n’est rien de moins que le diable en personne et je m’inquiète de lire de tels propos dans un rapport officiel remis aux ministères. Ce que
l’auteur de ce brûlot ne pouvait pas prévoir, c’est que l’actuel gouvernement allait être lui aussi à l’origine de la création d’une nouvelle fondation « pour la mémoire de la
Guerre d’Algérie ». Du point de vue de la cohérence, il reste encore quelques accrocs dans la théorie politique du projet présidentiel.
- « Les politiques et le Parlement se sont
laissés prendre en otage par ce « régime mémoriel », que l’on serait tenté de qualifier de despotique ». Autant dire qu’en lisant cette phrase, j’ai eu un sursaut. D’une part, la
violence du propos est somme toute choquante ; mais d’autre part, je crois me souvenir (s’il m’est encore permis d’utiliser la mémoire individuelle sans être frappé d’infamie) que les lois
dites « mémorielles » ont été proposées et votées par la majorité présidentielle et ses alliés au même titre que l’opposition : ainsi, Christian Vanneste, député
UMP, n’a-t-il pas proposé en novembre 2006 une loi visant à faire reconnaître par l’Etat le génocide ukrainien des années 1930 ? N’est-ce pas non plus Hamlaoui Mekachera,
ministre délégué aux Anciens Combattants de Jacques Chirac qui est à l’origine de la fameuse loi du 23 février 2005 ? N’est-ce pas encore Christian Vanneste qui à cette
occasion a proposé l’article 4 visant à faire reconnaître le « rôle positif » de la présence française dans ses anciennes colonies ?
L’histoire de France écrite par grand-papa
Bref, on comprend bien par l’intermédiaire de ce rapport que les mémoires n’auront pas leur place au sein de ce musée
qui est censé représenter l’organe officiel impulsant l’écriture de l’histoire de France (et qui risque, de par son statut, de vampiriser la plupart des crédits de recherche
publiques).
Cet aspect m’inquiète non seulement car je suis persuadé que les études mémorielles peuvent, si elles sont étudiées avec
sérieux, apporter une valeur ajoutée à l’écriture de notre histoire ; mais également parce que ce projet me donne l’impression d’une réaction (au sens propre du terme) dans l’écriture de
l’histoire.
Quelle est donc au fond cette volonté de retrouver une identité nationale qui aurait été perdue ? Lorsque je relis
ces discours et ces rapports, j’ai l’impression de relire les propos de Charles Péguy sur « les huss ards noirs de la
République ». Si à l’époque la France avait pour ambition de développer l’histoire nationale pour ancrer profondément l’idée républicaine dans la tête et les tripes des jeunes
enfants appelés à se battre un jour pour reprendre l’Alsace-Lorraine, qu’en est-il aujourd’hui ? Par qui l’histoire de France est-elle menacée et contre qui est-elle censée
s’écrire ?
Je suis également inquiet de constater que les Français (et peut-être surtout leurs médias) ne se préoccupent pas
davantage des polémiques qui se multiplient autour de ce projet. Elles sont pourtant à mon sens révélatrices d’une évolution de la société française qui, à la fin du siècle dernier encore, était
en mesure de s’émouvoir quand son histoire semblait être menacée. Depuis quelques années, on supprime les heures d’enseignement de cette discipline à l’école, on instrumentalise les faits
historiques dans les discours politiques, on stigmatise l’intérêt de la population qui se passionne régulièrement pour les questions mémorielles… mais les porte-voix semblent trop occupés à
parler de politique, d’élections et d’économie pour s’apercevoir que dans ces domaines aussi, l’histoire aurait pu apporter des réponses, si l’on prenait juste le temps de l’interroger et de la
protéger.