Depuis près de deux ans, je nourris régulièrement ce blog à partir des manifestations les plus médiatiques de la mémoire. Il ne
m’était pourtant encore jamais arrivé de n’avoir sauvegardé aucun article sur mon bureau en vue d’un commentaire. Il faut donc croire que la mémoire connaît elle aussi des inflexions qu’il
conviendrait de comprendre sur le temps long, moyen, et court.
Quoiqu’il en soit, ce défaut d’actualité brûlante m’a permis de me replonger dans des dossiers plus anciens, mais tout aussi
passionnants. C’est le cas notamment d’un numéro de l’excellente revue Droit et Cultures consacré aux Mémoires et responsabilités de guerre. Les procès de Tôkyô et de La
Haye.
Je me suis plus particulièrement intéressé dans le cadre de cet article aux questions qui concernent le Japon et son
rapport à la Seconde Guerre mondiale dans laquelle le pays joue un rôle particulier.
Le procès de Tokyo
Le procès de Tokyo constitue un moment essentiel dans l’histoire contemporaine du Japon bien que cet épisode soit largement ignoré des
historiens et des citoyens occidentaux. Selon la dénomination officielle, il s’agit plus précisément du Tribunal militaire international pour l’Extrême-Orient mis en place à la
suite du conflit et visant à juger les responsables de guerre. En somme, le procès de Tokyo est l’équivalent pour le Japon du Tribunal de Nuremberg pour
l’Allemagne.
Une première contradiction apparaît alors : puisque ces tribunaux sont censés être internationaux et qu’ils sont la conséquence
directe d’une guerre que l’on a caractérisée comme « mondiale », comment se fait-il que deux tribunaux soient organisés en parallèle ? Il semblerait en fait que les Alliés (et
surtout les Etats-Unis) aient très tôt souhaité distinguer les enjeux des deux fronts dans lesquels ils étaient impliqués, faisant fi des potentiels liens entre l’Allemagne nazie et le
Japon.
Le juge indien Radhabinhod Pal qui a participé au procès de Tokyo apporte des éléments
d’explication à cette volonté de différenciation : selon lui, ce tribunal ne serait qu’ « un simple instrument au service du pouvoir » [notamment américain].
Le juge Radhabinhod Pal
Le juge Pal est un homme-clef dans le procès de Tokyo. Il s’est imposé comme l’une des principales voix dissidentes au moment du
jugement des responsables de guerre. Bien qu’il ne conteste pas les responsabilités du Japon en tant qu’agresseur, il rejette les chefs d’accusation de crimes contre la paix et
crimes contre l’humanité en arguant qu’ils ne sont pas fondés en termes de droit international :
« Si l’on intente un tel procès, la création d’un tribunal chargé de juger la présente affaire peut fort bien
être perçue comme une manière de maquiller sous une apparence de justice des visées fondamentalement politiques ; il serait même très naturel d’interpréter les choses de cette façon. On
aboutirait donc à une « vengeance ritualisée », qui non seulement n’apporterait qu’une satisfaction éphémère, mais se doublerait inévitablement, au bout du compte, de remords. Cependant, le seul
moyen concevable pour contribuer effectivement au rétablissement de l’ordre et de la mesure dans les relations internationales, consiste à défendre la loi grâce à une véritable procédure
juridique »
Monument en mémoire du juge Pal au sanctuaire de Yasukuni
La nationalité du juge Pal et le contexte géopolitique du procès n’est pas sans conséquence sur son positionnement. A un moment où
l’Inde traverse ses ultimes soubresauts vers l’indépendance, son combat illustre assez clairement une volonté de s’émanciper de la domination occidentale et donc, de rejeter un procès
exclusivement à charge contre l’Orient.
Le juge Pal ne rejette cependant pas toutes les propositions occidentales en bloc. S’il s’insurge contre une forme de
"Diktat juridique" venu de l’ouest, il est prêt à accepter la naissance d’une organisation véritablement internationale :
« Nous ne mettons aucunement en doute la nécessité, pour l’ensemble du monde, de créer une organisation
internationale… ou plus exactement, … une communauté mondiale placée sous le contrôle de la loi, et cela, sans la moindre distinction de nationalité ou de race ».
Il va d’ailleurs accepter à la suite du procès de Tokyo un poste à la Commission du droit international à l’ONU. Son propos révèle
néanmoins à mon sens toute l’ambigüité du personnage qui, dans un appel à soutenir une nouvelle forme de communauté mondiale, parvient malgré tout à réutiliser le terme de « race ».
Certes, le mot n’était alors pas encore aussi connoté qu’aujourd’hui, surtout dans le contexte d’une société indienne de caste. Il l’utilise néanmoins vraisemblablement en connaissance de
cause et entretient une position pour le moins ambigue.
Cette ambigüité réapparait quelques années plus tard lorsque, de retour au Japon, Radhabinhod Pal se
recueille devant le mausolée du Parc de la paix à Hiroshima. Il est alors choqué par la stèle commémorative du bombardement atomique qui porte ces mots : « Dormez en paix, car l’erreur ne se
répètera plus ». Il s’en explique :
« Il est évident que cette phrase (l’erreur ne se répètera plus) vise les Japonais [plutôt que les
Américains], mais de quelle erreur s’agit-il ? Je me pose la question. Il est évident aussi que l’on vénère ici les âmes des victimes du bombardement atomique, que ce ne sont pas les Japonais qui
ont lâché la bombe, et que les mains de ceux qui l’ont lâchée sont loin d’être purifiées aujourd’hui. […] Si la décision de « ne pas répéter l’erreur » signifie que l’on renonce désormais aux
armes, quelle magnifique résolution ! Mais si le Japon compte procéder à un réarmement, il commet de ce fait même un sacrilège à l’égard des âmes des victimes ».
Ainsi, peu après le conflit, cet homme pose à mon sens le problème mémoriel de façon parfois quelque peu provocante, mais éminemment
intéressante. Malgré la proximité de l’évènement, Radhabinhod Pal ose mettre en doute le manichéisme du duo « coupable/victime » encore vivement discuté
aujourd’hui entre les Etats-Unis et le Japon et aux conséquences gigantesques sur la gouvernance actuelle du monde.
Contre le « masochisme historique »
L’ambiguïté du juge Pal et la complexité de sa pensée conduisent néanmoins très rapidement à une difficulté : l’émergence d’une
opinion révisionniste populaire.
En 1997 par exemple, une stèle a été inaugurée à la gloire du docteur Pal dans l’enceinte du sanctuaire Gokoku de Kyoto. Plus
récemment encore, en juin 2006, l’administration du sanctuaire Yusukuni a fait elle aussi ériger une stèle à la mémoire du juge Pal. Lors de la cérémonie d’inauguration,
Nanbu Toshiaki, un membre du clergé shintô, a fait une courte allocution en ces termes : « Je souhaite toujours instamment que le climat
d’auto-flagellation qui règne au Japon se dissipe, et que vienne au plus vite le jour où les âmes des héros pourront enfin reposer en paix ».
En somme, une forme de révisionnisme décomplexé s’impose progressivement au Japon. Dans certains pays, des conseillers en
communication présidentielle appelleraient ceci la « lutte contre la repentance » ; au Japon, le même phénomène est désigné comme une forme de « masochisme
historique » issu de la vision de l’histoire établie par le procès de Tokyo.
Cette position semble s’imposer d’ailleurs progressivement depuis les années 1990 par différents moyens visant à la populariser et la
vulgariser le plus largement possible. C’est le cas notamment avec le film japonais Pride : The Fateful Moment (1998) dont l’action se déroule durant la Seconde Guerre
mondiale et qui présente le Premier Ministre Hideki Tōjō sous un aspect plus humain lors de son procès au Tribunal militaire international pour l'Extrême-Orient. C’est également,
et surtout, le cas du créateur de mangas Kobayashi Yoshinori Sensôron qui s’impose depuis 1995 comme « le fer de lance des révisionnistes » avec son Manifeste pour un nouvel
orgueillisme.
Il ne faudrait cependant pas penser trop rapidement que ces manifestations qui émergent progressivement dans l’opinion japonaises sont
inédites. Un "terreau" semble avoir été entretenu et accepté… par les Etats-Unis eux-mêmes ! Dans l’immédiat après-guerre, et surtout dans un contexte de Guerre Froide, le Japon a connu le
phénomène des « red purges » à l’encontre des supposés communistes. Cette psychose mondiale a été favorable à certains anciens condamnés des procès de Tokyo
qui ont ainsi pu réintégrer rapidement leurs fonctions au plus haut niveau de l’Etat face à une menace considérée comme plus urgente. Politiquement, ces mesures ont permis aux partis les plus
conservateurs de s’emparer du pouvoir avec la bénédiction américaine, alors même que leurs leaders sont les plus proches des accusés jugés comme criminels de guerre par le procès de Tôkyô. De
façon tout à fait insidieuse, ces derniers vont alors influencer l’écriture de l’histoire dans leur pays en intimidant certains chercheurs, en coupant quelques crédits de recherche, ou encore en
instaurant en 1953 des comités de validation des manuels scolaires qui prennent très rapidement pour habitude d’expurger de l’histoire enseignée aux jeunes élèves toute référence
aux crimes de guerre japonais.
Le révisionnisme progresse donc discrètement chez les jeunes générations qui détiennent encore aujourd’hui les clefs du pouvoir
politique.
Le sanctuaire Yasukuni
Parmi eux, on recense le Premier ministre Miki Takeo qui a fait l’objet de poursuites judiciaires pour s’être rendu à
titre officiel au sanctuaire du Yasukuni.
Ce lieu est particulièrement intéressant dans son rapport à la mémoire.
Fondé en 1869 par l’empereur pour rendre hommage aux Japonais « ayant donné leur vie au nom de l’empereur du
Japon », il a pour vocation d’abriter les âmes des hommes qui se sont sacrifiés.
Bâtiment principal du sanctuaire Yasukuni
Cette forme de commémoration est très intéressante car elle dépasse largement la question du « héros » ou de la
« victime ». Les Japonais morts au combat sont systématiquement inscrits sur la liste des noms selon « le désir sacré de l’Empereur », et sans forcément que la
famille des intéressés soit consultée. Son règlement précise que le monument a pour mission d’exalter à travers les âges la mémoire de ceux qui sont morts au combat pour la patrie et qui sont
ainsi remerciés par une forme de déification. Le nom du lieu, qui signifie littéralement « sanctuaire shinto du pays apaisé » appelle d’ailleurs à une forme de consensus
national autour de la mémoire des combattants.
Or, depuis quelques années, des voix s’élèvent contre cet unanimisme de façade qui dissimulerait des réalités divergentes. Depuis
quelques années, des familles demandent en effet que le nom de leurs ancêtres soit retiré des listes sur lesquelles il a été inscrit sans leur accord. Il semblerait en fait que parmi les
âmes honorées et protégées dans ce sanctuaire figurent de nombreux « malgré-nous » qui auraient été enrôlés de force, sans nécessairement partager les idées d’un Japon impérialiste. Les
familles demandent donc que leurs âmes soient sorties de ce lieu et utilisent dans ce but tous les moyens qui sont en leur possession.
Ainsi, ils dénoncent régulièrement les visites officielles des chefs d’Etat en invoquant l’article 20 de la Constitution japonaise qui
garantit le principe de séparation des cultes et de l’Etat régulièrement bafoué par les ministres successifs qui se rendent systématiquement au sanctuaire. Ils rappellent alors systématiquement à
l’opinion internationale la présence des âmes de 14 criminels de guerre de la Seconde Guerre mondiale condamnés comme tels au procès de Tokyo et qui sont pourtant régulièrement honorées,
avec les autres par les représentants d’Etat.
C’est cet aspect qui a été particulièrement mis en exergue le 14 mai 2010 lorsque les chefs des principaux partis d’extrême-droite
(dont Jean-Marie Le Pen et Bruno Gollnisch) se sont retrouvés à Tokyo à la suite d’une invitation de mouvement politique japonais Issuikai. Bien que les chefs des partis d’extrême-droite ne se soient pas explicitement prononcés sur cette polémique historiographique interne au Japon,
leur visite dans le sanctuaire a été largement interprétée par la presse internationale comme un signe ostentatoire de négationnisme.
Ce qui me surprend finalement davantage dans cette affaire, c’est cette forme de commémoration exceptionnelle et qui donne lieu à des
revendications mémorielles inédites. Jamais je n’avais rencontré jusqu’à présent un tel dossier dans lequel la famille entend se réapproprier la mémoire supposée abusée de son aïeul. Si l’on
entend parfois en France des associations s’insurger contre l’instrumentalisation politique des victimes ou des héros de l’histoire, jamais je n’ai réellement entendu parler d’une famille qui
souhaiterait soustraire la mémoire d’un individu du groupe dans lequel on l’a automatiquement inclus.
Plusieurs hypothèses peuvent être émises pour expliquer cette situation :
- soit le Japon traverse une crise politique
tellement forte qu’elle entraîne une scission de la population jusque dans la mémoire des disparus.
- soit il s’agit d’une évolution sociétale qui est
parvenu à une forme d’individualisme telle qu’il n’est plus vraiment envisageable d’inclure la mémoire d’un homme dans un groupe trop étendu.
Les recours judiciaires n’ont-ils pas en effet pour finalité de parvenir à une réelle forme de « loi
mémorielle » jusqu’alors totalement inconnue. A la lumière des expériences japonaises, les projets que nous désignons sous ce terme en France relèveraient ainsi davantage des
« lois historiennes » (restreignant l’écriture et l’interprétation de l’histoire) plutôt qu’à de réelles lois dites « mémorielles » qui influeraient
directement sur le devenir de la mémoire d’un groupe ou d’un individu.
La mémoire japonaise sur la scène internationale
Quoiqu’il en soit, cette mémoire japonaise en pleine mutation n’est pas sans conséquence sur la géopolitique internationale actuelle.
Nous ne développeront ici que trois dossiers parmi les plus révélateurs :
- D’abord, il est clair que les tensions sino-japonaises actuelles sont nourries par ce regain d’intérêt des japonais pour les phases
de leur histoire impériale, agressive et expansionniste. Les autorités chinoises ne manquent jamais de rappeler leur malaise quand le Premier ministre japonais se rend au sanctuaire de
Yasukuni.
- Ensuite, cette mémoire complexe de la Seconde Guerre mondiale a resurgi au moment de l’adhésion du Japon au Statut de Rome créant la
Cour Pénale Internationale. Après des années de mise à l’écart des principales instances internationales, les autorités japonaises veulent ainsi signer leur retour dans les
affaires mondiales. Une telle adhésion n’est cependant pas du goût de la Chine et de la Corée qui considèrent que le Japon n’a pas encore, contrairement à l’Allemagne, réglé ses comptes avec son
passé d’agresseur. De même, en interne, certains se sont inquiétés de l’affiliation de cette nouvelle forme de justice internationale avec les précédents de Nuremberg et de Tokyo. L’absence d’une
réelle tentative génocidaire commise par les Japonais, et le rejet des responsabilités de guerre sur les principales autorités militaires, ont permis à la nation de s’épargner une réelle
réflexion sur ses propres responsabilités. Au contraire, les bombardements atomiques qui concluent la Seconde Guerre mondiale ont permis, dans une certaine mesure, de renverser le paradigme en
préparant une forme de victimisation. Ainsi, certains pensaient au sein de la population qu’une telle adhésion à la Cour Pénale Internationale obligerait le Japon à se retourner
sur son passé, voire à rendre à nouveau des comptes sur la scène internationale. Dès lors, toutes les précautions ont été prises durant les dix années qui ont précédé l’adhésion définitive
pour éviter une telle situation.
- Néanmoins, cette adhésion ne sera de toute façon pas sans conséquence. Le Japon conserve la marque indélébile des désastres
d’Hiroshima et Nagasaki dans sa mémoire nationale. Or, certains politiques japonais ont pour projet d’inscrire à moyen terme l’utilisation de l’arme nucléaire au nombre des crimes contre
l’humanité passibles de la Cour. Cet aspect explique d’une part les réticences des Etats-Unis à rejoindre la CPI. Mais il explique également l’inflexion récente des Etats-Unis qui, s’ils refusent
toujours de présenter des excuses et de payer des réparations pour les dommages infligés (considérant notamment que le l’usage de la bombe atomique a permis de mettre fin aux combats et ainsi,
d’épargner des vies aux belligérants des deux côtés), ont décidé cette année pour la première fois de participer aux cérémonies commémoratives du bombardement et d’envisager progressivement une
diminution multilatérale des armements nucléaires.
On s’aperçoit donc, s’il fallait encore le prouver, que la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est encore suffisamment brûlante, et
pas seulement en France, pour influencer sur la politique internationale actuelle. Les Etats-Unis risquent donc de se retrouver prochainement dans une situation très inconfortable si les Japonais
parviennent à convaincre leurs alliés que malgré l'attaque de Pearl Harbor enseignée en histoire, la victime reconnue par la mémoire n'est pas nécessairement celle que l'on croit.