Pascal
Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson (dir.), Les guerres de mémoires, la France et son histoire,
Paris, La Découverte, 2008.
Certains ouvrages étonnent tant leur simplicité relève du génie. Qui n’a jamais pensé en relisant La Méditerranée de
Fernand Braudel : « Mais bon sang, mais c’est bien sûr ! c’est tellement logique, tellement simple, tellement génial, pourquoi personne n’y
a pensé avant ? ».
La comparaison est certes flatteuse, mais elle est méritée ! L’idée originale de Pascal Blanchard et d’Isabelle Veyrat-Masson repose sur une modestie féconde.
Plutôt que de prétendre écrire un énième essai sur les relations entre l’histoire et la mémoire, ils ont décidé de réunir dans un même livre les réflexions de quelques uns des meilleurs
historiens sur ce sujet. Plutôt que de philosopher pendant des heures sur les relations théoriques entre ces deux notions et sur les mêmes exemples sans cesse rabâchés à propos de la Shoah et des
lois mémorielles, les deux directeurs de publication ont fait un choix original qui s’avère être éminemment heuristique.
L’ouvrage est divisé en deux parties. La première a été confiée à des historiens à qui l’on a demandé d’analyser la dimension mémorielle de leur spécialité
(révolution française, affaire Dreyfus, Grande Guerre, communisme, etc.). La seconde consiste en une succession d’articles qui étudient chacun une dimension précise des enjeux ou des
manifestations de la mémoire nationale (dans les manuels scolaires, à l’Université, dans les musées, dans la loi, etc.).
La méthode est donc simple, mais elle est convaincante ! L’immense brainstorming de ces cerveaux réunis conduit à
une synthèse encore jamais réalisée en français.
Certes, toutes les communications ne se valent pas. Certaines sont mêmes décevante par rapport au niveau d’exigence global de l’ouvrage. Cependant, l’addition de
toutes ces réflexions permet de faire le tour de la question, de sortir des éternelles références mémorielles pour explorer de nouveaux champs, de nouveaux enjeux.
Probablement par modestie, les auteurs n’ont pas envisagé d’ériger cet ouvrage au statut de manuel. Et pourtant, il en présente toutes les qualités. L’introduction
de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson constitue en quelques pages la meilleure (et la plus actuelle) synthèse jamais publiée sur les relations entre « histoire » et
« mémoire ». La lecture qu’il propose de cette problématique, autour de l’axe des « guerres de mémoires », me semble être actuellement la plus pertinente. La bibliographie
(coordonnée par Anne Sirand) qu’ils proposent en annexe est d’une exhaustivité époustouflante. La division thématique des articles permet de reprendre l’ouvrage sans cesse, pour approfondir
quelques points rencontrés quotidiennement dans les articles de presse, de revue, ou dans divers ouvrages. En somme, il ne quitte plus mon bureau depuis bientôt deux mois !
Au-delà des louanges méritées, une telle entreprise prête à réflexion !
Travailler sur la mémoire aujourd’hui, c’est surfer sur une vague éditoriale époustouflante. L’observation peut d’ailleurs être étendue aux recherches sur le genre.
Il suffit de regarder le programme des évènements universitaires sur le site de « calenda » pour s’en convaincre : non seulement
historiens, mais aussi sociologues, anthropologues, politologues, ainsi que sciences de l’éducation, sciences des communications, lettres… tous et toutes introduisent une dimension mémorielle à
leurs travaux de recherche. Hélas, peu s’interroge réellement sur la nature, l’origine et les conséquences d’un tel phénomène. En général, on évoque le « volet » mémoriel d’un sujet, au
même titre que sa dimension politique, économique et culturelle. La mémoire est donc envisagée comme une nouvelle grille de lecture, complémentaire.
On évoque souvent, à juste titre, Les lieux de mémoire de Pierre Nora comme la première impulsion de cette nouvelle
mode épistémologique. Il convient cependant de préciser que cet ouvrage fondateur n’est pas une étude sur la mémoire. C’est un livre d’histoire, fondé sur des présupposés identitaires et
mémoriaux nationaux. Sa méthodologie est encore une fois très simple (mais tout aussi convaincante) : il recense l’ensemble des éléments constitutifs de l’identité nationale française
(Marianne, La Marseillaise, le drapeau tricolore, etc.) pour en écrire l’histoire et ainsi mieux éclairer leur persistance dans la mémoire collective nationale. C’est d’ailleurs cette même
méthodologie que la plupart des historiens appliquent désormais à leurs sujets de recherche.
L’ouvrage de Pascal Blanchard et Isabelle Veyrat-Masson propose désormais de dépasser cette étape préliminaire, en plaçant le processus mémoriel au centre de leur
analyse. Il s’agit en fait d’un glissement de la mémoire du statut d’ « outil » à celui d’ « objet » d’histoire. La mémoire de la Grande Guerre ne constitue
donc plus le chapitre ultime de l’histoire de cet épisode (quand il n’était pas réduit à sa conclusion) ; elle devient par et pour elle-même un axe de réflexion central.
Nous terminerons donc ce compte-rendu critique par une note d’espoir, pour qu’une telle initiative ne demeure pas unique et soit prolongée. Si la dimension nationale
traitée dans cet ouvrage est très intéressante, il serait peut-être utile de l’élargir à l’échelle européenne, voire internationale, pour mieux comprendre les liens et les ruptures mémorielles à
l’œuvre dans différentes cultures. De même, il serait passionnant (mais techniquement compliqué) de faire glisser le curseur temporel vers des périodes antérieures : c’est-à-dire d’étudier
les manifestations de la conscience mémorielle de nos ancêtres aux époques antique, médiévale et moderne.
Un tel projet relève cependant quasiment des compétences d’une unité mixte de recherche complète (nécessitant d’ailleurs irrémédiablement la coopération de
l’ensemble des sciences sociales).
Et si nous commencions par un blog… ?
PS : ci-joint la table des matières de
l’ouvrage :
Les guerres de mémoire
Sous la direction de Pascal BLANCHARD et Isabelle VEYRAT-MASSON
Préface par Benjamin STORA : "La France et « ses » guerres de
mémoire"
Introduction par Pascal BLANCHARD et Isabelle VEYRAT-MASSON : "Les guerres de mémoires : un
objet d’étude, au carrefour de l’histoire et des processus de médiatisation"
I.
Les territoires des guerres de mémoire dans le siècle
1. Une histoire
conflictuelle : l’histoire de France entre deux rives, par Gilles CANDAR.
2. La révolution
française : mémoire et controverses, par Jean EL GAMMAL.
3. L’affaire
Dreyfus : de l’affrontement des mémoires à la reconnaissance de l’histoire, par Vincent DUCLERT.
4. La Grande Guerre en
1998 : entre polémiques politiques et mémoires de la tragédie, par Annette BECKER.
5. Francisque ou Croix de
Lorraine : les années sombres entre histoire, mémoire et mythologie, par Olivier WIEVIORKA.
6. Shoah : les étapes
de la mémoire en France, par Annette WIEVIORKA.
7. Le communisme
français : mémoire défaites et mémoires victorieuses depuis 1989, par Bernard PUDAL.
8. De Mai, soutiens-toi de
ce qu’il te plaît : mémoire des années 68, par Philippe ARTIERES et Michelle ZANCARINI-FOURNEL.
9. La colonisation :
du débat sur la guerre d’Algérie au discours de Dakar, par Nicolas BANCEL et Pascal BLANCHAR.
10. Esclavage colonial : quelles
mémoires ? Quels héritages ?, par Françoise VERGES.
11. L’immigration : enjeux d’histoire et de
mémoire à l’aube du XXIe siècle, par Ahmed BOUBEKER.
II.
Les armes des guerres de mémoires : de l’école à Internet
12. Entre pacification et reconnaissance : les
manuels scolaires et la concurrence des mémoires, par Benoit FALAIZE et Françoise LANTHEAUME.
13. L’université et la recherche face aux enjeux de
mémoire : le temps des mutations, par Gilles BOËTSCH
14. Monuments : pacificateurs ou agitateurs de
mémoire, par Catherine BRICE.
15. L’Etat républicain, acteur de mémoire :
des morts pour la France aux morts à cause de la France, par Serge BARCELLINI.
16. L’écrit-évènement : l’historiographie
comme champ de bataille politique, par Enzo TRAVERSO.
17. Musées et guerres de mémoires : pédagogie
et frustration mémorielle, par Dominique POULOT.
18. La loi : régulateur ou acteur des guerres
de mémoire ?, par Gilles MANCERON.
19. A quoi sert la guerre des mémoires ?, par
Esther BENBASSA.
20. La guerre d’Algérie : la mémoire par le
cinéma, par Benjamin STORA.
21. Les guerres de mémoires à la télévision :
du dévoilement à l’accompagnement, par Isabelle VEYRAT-MASSON
22. Guerres de mémoire on line : un nouvel
enjeu stratégique ?, par Louise MERZEAU.
Bibliographie
Présentation des auteurs.