Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
Lorsque les manuels d’histoire me font frôler l’indigestion, je m’évade parfois par une autre forme d’histoire, littéraire et librement romanesque celle-là. Ma dernière lecture fût l’un des romans en vue de la rentrée littéraire 2008 : La meilleure part des hommes, de Tristan Garcia.
Je l’ai lu comme les principaux critiques littéraires nous conseillent de le lire : c’est-à-dire comme l’ouvrage encourageant d’un jeune écrivain.
Qu’elle ne fût pas ma surprise au fil des pages de m’apercevoir qu’il s’agissait là en fait d’une lecture mémorielle et croisée des histoires du sida et de l’homosexualité à la fin du XXème siècle.
Dès l’ouverture du livre, une mention introductive avait attiré mon attention :
« Les personnages de ce roman n’ont jamais existé ailleurs que dans les pages de ce livre. Si le lecteur juge cependant qu’ils ressemblent sous certains aspects à certaines personnes réelles qu’il connaît ou qu’il reconnaît, c’est simplement parce que, plongés dans des situations parfois comparables, personnes et personnages n’agissent pas autrement ».
Je reste perplexe ! Quand un scénariste ou un écrivain introduit son histoire par de telles précautions, c’est qu’il craint généralement à juste titre qu’on lui reproche de s’être un peu trop inspiré de faits réels.
Mon intuition s’est vérifiée dès les premières lignes. De jeunes homosexuels baignant dans une atmosphère d’extrême-gauche, pratiquant le journalisme comme une
revendication politique, prétendant dresser une lecture philosophique du quotidien… J’avais l’impression d’être plongé au cœur des mouvements de libération homosexuelle des années 1970 que
j'affectionne tant.
Certes, les noms ont été maquillés : Gai Pied est devenu Blason ; Act-Up est timidement dissimulée sour le pseudonyme de Stand-UP ; et les personnages sont une construction synthétique et multi-facette de plusieurs personnes réelles. Mais qui connaît bien cette période ne peut s’empêcher de lire ce roman comme un jeu de piste où chaque évènement, chaque trait de caractère, chaque parole renvoie à un référent historique précis.
D’ailleurs, l’auteur nous encourage lui-même à ne pas trop nous éloigner de l’Histoire. Tel le Petit Poucet, il laisse ici et là des indices, des ancres sensées nous raccrocher à la réalité : l’héroïne est donc journaliste à Libération et elle nous rappelle régulièrement les grands évènements politiques de ces trente dernières années où Chirac, Balladur et Sarkozy n’ont quant à eux pas été masqués.
Une question m’a alors trituré l’esprit pendant toute la lecture de l’ouvrage : comment un si jeune écrivain pouvait-il avoir une connaissance si précise d’une période qu’il n’avait lui-même pas traversée ? Ayant lu ce roman sans m’informer sur son auteur, j’ai du me contenter de la courte biographie proposée par Gallimard :
« Tristan Garcia est né en 1981 à Toulouse. La meilleure part des hommes est son premier roman ».
Ce n’est finalement que dans les dernières pages du livre que j’ai compris la clef de lecture essentielle de toute l’intrigue. L’auteur y remercie « Jean Le Bitoux pour sa bienveillance, son aide et ses conseils ».
Et là, tout s’éclaire ! Voilà pourquoi cet ouvrage est si précis ! Voilà pourquoi il m’a semblé lire une véritable histoire romancée de l’homosexualité contemporaine vu par ses acteurs des années 1970 ! Voilà pourquoi à la qualité littéraire s’ajoute la justesse de l’analyse et l’intérêt des faits évoqués !
Ce livre est en fait un livre d’auteurS.
Il ne constitue pas encore l’histoire tant attendue de ces années passionnantes que les historiens laissent encore prudemment aux sociologues ; mais il ajoute sa pierre à l’immense édifice de mémorialisation qu’ont entrepris tous ces acteurs, pressés par le temps et soucieux de laisser une trace à l’histoire, avant qu’il ne soit trop tard, avant que le sida ne les rattrape…
Hélas, à laisser toutes ces traces se multiplier, ne nous éloignons-nous pas de l’histoire ? Annette Wieviorka a très bien expliqué dans sa thèse sur les témoignages des déportés en camps de concentration que la mémoire collective est un phénomène complexe, mais puissant, qui peut conduire à une orientation sensible de l’histoire, voire à des dérives et inventions dans certains cas. Ne doit-on pas dans une même logique entreprendre très rapidement une histoire des années sida par ses témoins encore survivants ? Certes, d’aucun me répondront que toute la population n’a pas été menacée par l’épidémie de sida, que la menace n’est d’ailleurs toujours pas éteinte. C’est justement dans cet aspect que réside tout l’intérêt d’une telle étude à mon sens : par la lecture d’une menace scientifiquement universelle, mais sociologiquement communautarisée.
Toute proportion gardée, ne peut-on pas considérer que nous venons de traverser une période de dénégation similaire au phénomène post-concentrationnaire face à la mortalité et qu’il est désormais temps de se confronter à son histoire pour mieux en saisir les enjeux et les « leçons de l’histoire » ? Plus généralement, je pense que l’historien doit mener une réflexion épistémologique sur son rapport avec ce sujet qu’il a délaissé jusqu’alors, considérant assez mystérieusement qu’il devait être strictement dévolu au territoire du sociologue.
L’appel est donc lancé : à quand une histoire du sida ? A quand une histoire de l’homosexualité ? A quand une histoire de (et non plus par) Jean Le Bitoux ?