Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
En parcourant la presse de cette semaine, j’ai découvert la disparition d’un homme dont je ne connaissais pas jusqu’à présent l’existence: Mohammed Arkoun.
Intellectuel franco-algérien, philosophe et historien de l’islam, il est décédé à Paris le 14 septembre 2010 à l’âge de 82 ans. Ses principaux travaux portent sur l’ « islamologie appliquée » : une notion qu’il a fabriqué afin de réfléchir sur l’évolution de la religion musulmane dans le temps et dans l’espace. Bien qu’il soit difficile de résumer la complexité et la richesse de sa pensée au croisement de l’histoire, de l’anthropologie, de la sociologie et de la géopolitique, on peut considérer que sa principale conclusion invite à adopter une position critique envers toute forme d’opposition radicale entre l’islam et les autres religions, entre l’Orient et l’Occident. En somme, il remarque que le « choc des civilisations » identifié par Samuel Huntington en 1996 est en contradiction avec l’histoire de l’islam sur le temps long.
Cette réflexion menée à l’échelle d’une vie riche l’a conduit à s’engager sous diverses formes pour le dialogue entre le monde musulman et l’occident. Nous pourrions multiplier à volonté ses différentes actions dans ce sens mais nous nous concentrerons d’abord dans ce blog sur son engagement dans un projet que nous voulions évoquer depuis longtemps : le projet Aladin.
Le projet Aladin
Ce projet a été lancé l’année dernière avec le soutien médiatique remarqué de Jacques Chirac qui inaugurait alors l’une de ses premières actions de reconversion après douze années passées à la tête de l’Etat. L’objectif consiste à soutenir une reconnaissance véritablement internationale de la Shoah. On oublie en effet un peu trop souvent que si nos sociétés occidentales sont largement sensibilisées à ce drame qui marque l’histoire de l’humanité, d’autres sociétés, notamment musulmanes, ignorent totalement cet évènement historique ou bien sont invitées à en contester l’existence. Il suffit pour s’en rendre compte de citer l’exemple de l’Iran où le président Mahmoud Ahmadinejad a encore récemment qualifié la Shoah de « mythe ». Or, dans la bouche de cet homme, ces mots n’ont aucune valeur historique. Ils s’inscrivent dans un contexte éminemment politique de soutien aux Palestiniens à l’encontre des Israéliens.
Partant de constat, le projet Aladin propose différents outils pour remédier à cette méconnaissance, voire à une forme de négationnisme :
- une bibliothèque en ligne qui permet de télécharger gratuitement des livres sur la Shoah traduits en arabe, persan et turc (c’est le cas par exemple du Journal d’Anne Frank ou encore de Si c’est un homme de Primo Levi)
- un site internet disponible en 5 langues qui fournit des informations essentielles sur la Shoah.
Faut-il intégrer la mémoire de la Shoah dans le patrimoine mondial de l’humanité ?
A ce stade de la réflexion, tout le monde conviendra que ce projet est non seulement utile, mais également très intéressant. Néanmoins, certains points méritent réflexion.
J’ai en effet pu lire sous la plume de Jean Daniel, éditorialiste au Nouvel Obs, que par l’intermédiaire de ce projet, Mohammed Arkoun « entendait intégrer la mémoire de la Shoah dans le patrimoine de l'humanité ». Or, sur le site du projet Aladin, on lit plutôt que « la Shoah cessera alors d'être une histoire "d'eux et pas de nous" pour devenir une histoire commune appartenant à toute l'humanité : une histoire que musulmans et non musulmans doivent étudier et dont nous devons tous tirer les leçons ».
A mon sens, ces deux affirmations doivent être pesées avec attention afin d’éviter toute forme d’amalgame.
- dans le premier cas, la formulation de Jean Daniel peut prêter à confusion. A une époque où la France tente de faire reconnaître par l’UNESCO sa gastronomie comme un patrimoine culturel immatériel (au même titre que des danses traditionnelles japonaises ou encore des chants baltes), on pourrait croire que l’un des objectifs du projet Aladin serait de faire reconnaître officiellement la mémoire d’un évènement comme relevant du patrimoine mondial de l’Humanité.
- dans le second cas, on comprend qu’il n’en est rien. L’objectif est de mieux faire connaître l’histoire de la Shoah, notamment par des populations musulmanes, dans une ambition de tolérance et de respect, et non pas pour l’immortaliser dans une perspective patrimoniale.
La nuance peut paraître infirme et pourtant ses implications sont immenses. Inscrire la Shoah dans le patrimoine mondial de l’humanité consisterait à vouloir sacraliser une forme de construction mémorielle. En somme, ce serait une tentative inédite d’une époque arrogante qui voudrait inscrire sa lecture du passé dans un socle immuable, refusant ainsi la nature même de la mémoire censée s’adapter à un contexte particulier.
Ce serait donc aller à l’encontre même de l’enseignement de Mohammed Arkoun qui a consacré sa vie à démontrer que les religions ne sont pas invariables mais qu’au contraire, leurs adaptations peuvent permettre de prôner une tolérance mutuelle plutôt qu’un affrontement acharné.
Bibliographie indicative :
- Histoire de l’islam et des musulmans en France du Moyen Âge à nos jours, Le Livre de poche, 2010.
- L'Islam hier, demain, Paris, Buchet-Chastel , 1982.
- Humanisme et Islam : Combats et propositions, Librairie Philosophique Vrin, 2005.