Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
L'historienne Susann Mauss a fait une découverte exceptionnelle au cours de ses recherches. Le genre de découverte qui justifie les heures passées dans des centres d'archives obscures à consulter des liasses de papier. Adolf Hitler a momentanément protégé un ancien camarade juif.
Ernst Hess a en effet bénéficié pendant quelques années d'un document émanant des services d'Heinrich Himmler spécifiant que selon les souhaits du Führer en personne, il ne devait pas être importuné en raison de sa judéïté .
Le motif de cette exceptionnelle indulgence repose sur le fait que les deux hommes aient combattu dans le même régiment durant la Première Guerre mondiale. Ils n'étaient pas pour autant amis et au contraire, la fille d'Ernst Hess rapporte la surprise de son père et de ses camarades de combat lorsqu'ils apprennent en 1934 que l'homme fort du Reich a combattu à leurs côtés pendant la Grande Guerre tant il était discret, voire asocial à cette époque.
La protection sera cependant de courte durée car le précieux document lui est retiré en juin 1941. Ernst Hess devient alors un juif comme les autres et, à ce titre, déporté. Malgré cette expérience traumatisante, il survit et poursuit ensuite une carrière dans les chemins de fer.
La découverte est certes intéressante, mais son traitement médiatique l'est peut-être plus encore. Dans la bouche ou sous la plume de certains journalistes, la découverte de cette archive a quasiment détrôné celle du potentiel Boson de Higgs quelques jours plus tôt (il faut dire que la plupart des journalistes avaient alors l'impression de mieux la comprendre). La monstruosité d'Hitler était alors remise en cause. Celui que l'on considère souvent comme l'essence du Mal aurait présenté des failles.
C'est à ce titre que nous pouvons considérer que cette découverte est beaucoup plus intéressante d'un point de vue mémoriel qu'historique.
Les innombrables biographies consacrées à Hitler ont très souvent montré (parfois même à outrance dans des exercices de psychologie historique douteux) la face "humaine" du dictateur. Pour rester dans le même domaine, nous savons qu'Hitler avait accordé sa protection personnelle à un autre juif, Eduard Bloch, qui était son médecin de famille. Cet exemple est d'ailleurs beaucoup plus révélateur que celui d'Ernst Hess car Eduard Bloch a réellement entretenu une relation presque amicale avec le jeune Adolf Hitler qui n'a eu de cesse de lui prouver sa gratitude après que le médecin ait accompagné sa mère vers la mort en 1907.
Dans le cas d'Ernst Hess, à l'exception de ce document retrouvé par Susann Mauss, rien ne précise exactement la nature et les circonstances de cette protection. Etait-ce strictement individuel ou collectif ? Hitler avait-il accordé sa protection à tous les soldats du régiment ? Avait-il vraiment précisé les modalités concernant de potentiels militaires juifs ? En avait-il vraiment conscience ou s'agit-il d'une interprétation d'un subordonné ? Rien n'est moins sûr.
En revanche, la réaction des médias est révélatrice de la place qu'occupe encore Hitler dans l'inconscient collectif. Alors que la théorie du point Godwin délaie cette information dans des références multiples et souvent polémiques, la découverte de cette nouvelle archive illustre à quel point Hitler s'est imposé comme un personnage à part dans l'histoire et la mémoire de l'humanité, comme une référence culturelle commune et quasiment universelle censée représenter le Mal. Dès lors, toute nouvelle information biographique signalant une once d'humanité sera considérée comme une faille, un défaut dans la construction mémorielle de son image.
Hitler avait-il lui-même anticipé cette entreprise mémorielle ? Avait-il conscience de sa postérité ? Voilà des questions qui constitueraient une très belle étude historienne sur les mémoires.