Mercredi 15 février 2012, en seulement quelques heures, les propos du député Christian Vanneste sur la déportation homosexuelle se sont transformés en une véritable polémique
politique, historique et médiatique. Retour sur les faits, leurs conséquences et les perspectives qui devraient émerger d'un tel débat.
Les propos de Vanneste, Klarsfeld et les autres
Christian Vanneste pour le au site LibertePolitique.com
La polémique a commencé autour des propos prononcés sur la vidéo ci-dessus et transcris ci-dessous :
"Il y a la fameuse légende de la déportation des homosexuels. Il faut être clair là-dessus. Manifestement, Himmler avait un compte personnel à régler avec les homosexuels. En Allemagne, il y
a eu une répression des homosexuels et la déportation qui a conduit à peu près à 30 000 déportés. Il n'y en pas eu ailleurs. Et notamment en dehors des trois départements annexés, il n'y a pas eu
de déportation homosexuelle en France".
Quelques heures plus tard, l'historien
Serge Klarsfeld était interrogé par plusieurs médias. Voici la réponse qu'il apporte à
Nouvelles de France :
"De France, il n’y a pas eu de déportation d’homosexuels. Un déporté homosexuel a bien témoigné, mais il est parti d’Alsace, territoire qui se trouvait régit par les lois allemandes
(...).Il n’a jamais été question de déporter des homosexuels français. Je n’ai jamais entendu dire que l’on arrêtait des gens parce qu’ils étaient homosexuels. Les personnes homosexuelles qui
ont pu être arrêtées en France ne l’ont pas été en raison de leur homosexualité. Il y a certainement eu des homosexuels déportés mais pour d’autres raisons. Cela pouvait être pour non-respect
du couvre-feu ou pour fait de résistance ou tout simplement des condamnés de droit commun (...).
On ne peut absolument pas comparer ce type de déportation avec la déportation des Juifs. La question qui est intéressante, c’est de savoir comment et pourquoi en Allemagne, alors que des
nazis étaient homosexuels, on arrêtait des homosexuels (...).
Ceux qui soutiennent qu’il y a eu une déportation diront qu’il y en a eu 2 ou 3 mais en Alsace ! Or, l’Alsace était considérée comme allemande à l’époque !".
Depuis, d'autres soutiens ont été exprimés comme celui d'Eric Zemmour, Robert Ménard ou encore Yvan Rioufol. En somme, tous les éditorialistes
ont peu ou prou réagit à cette polémique.
Retour sur mon positionnement autour de cette polémique
A partir de mercredi matin 9h et ceci jusqu'à 22h, mon téléphone portable s'est transformé en véritable standard téléphonique avant que les dizaines de journalistes ayant essayé de me contacter
ne parviennent à saturer et bloquer ma messagerie. Entre deux interviews, j'ai malgré tout essayé d'aller assurer mes cours devant des élèves dont quelques uns, par je ne sais quelle ramification
obscure, avaient également été contactés par des journalistes qui souhaitaient obtenir mes coordonnées. Bref, le contexte immédiat n'a guère été favorable à l'analyse réflexive et c'est
pourquoi j'ai souhaité revenir plus longuement et calmement sur cette affaire dans le cadre de ce blog.
Ma position a été claire et constante tout au long de la journée : les propos de monsieur Vanneste sont une énième provocation que je condamne fermement.
Hélas, les impératifs des montages d'interviews radios et télévisuelles ou les obligations de synthétiser les propos dans un article n'ont pas toujours permis de rendre suffisamment lisible une
argumentation qui nécessite nuance, prudence et précision. D'où cette mise au point dont les principales idées ont été développées dans cet ouvrage publié l'année dernière :
Mickaël BERTRAND (dir.),
La déportation pour motif d'homosexualité, débats d'histoire et enjeux de mémoire, Lyon, Mémoire Active, janvier 2011 (en vente sur la librairie en ligne du
Bal des
Ardents)
Que savons-nous sur la déportation pour motif d'homosexualité ?
J'ai lu et entendu de nombreuses approximations depuis mercredi dernier et je souhaiterais donc commencer par rappeler quelques chiffres :
- Durant le IIIème Reich (et donc pas seulement pendant la Seconde Guerre mondiale), plusieurs dizaines de milliers d'homosexuels sont inquiétés par les forces de l'ordre nazies. Le
Mémorial de l'Holocauste de Washington propose l'estimation de 100 000.
- Ces différentes interpellations ont conduit à environ 60 000 condamnations au titre du paragraphe 175 du code pénal allemand réprimant l'homosexualité. Les peines pouvaient
s'exercer sous forme d'emprisonnement dans un lieu pénitentiaire "traditionnel" ou sous forme d'internement dans un hôpital psychiatrique avec pour obligation de subir des expériences médicales
qui consistaient parfois en une castration pure et simple.Cela ne signifie pas cependant que 60 000 homosexuels ont été condamnés. Certains ont en effet faire l'objet de plusieurs condamnations
durant la période 1933-1945.
- Dans certains cas, des homosexuels ont été condamnés à des peines plus lourdes qui les ont conduit dans des camps de concentration. On estime aujourd'hui entre 5000 et 15 000 le
nombre de ces victimes de la barbarie nazie qui ont été contraintes à porter le triangle rose. Encore une fois, aucune règle ne peut cependant être établie. Certains homosexuels ont été condamnés
directement à rejoindre un camp de concentration tandis que d'autres, pour des actes similaires, étaient envoyés en prison ou en hôpital psychiatrique.
Tableau des triangles en usage dans le camp de Dachau
Ces données préalables permettent d'ores et déjà de constater que les propos de monsieur Vanneste sont plutôt aléatoires puisqu'il avance le chiffre de "30 000 déportés" dans le cadre de
la répression des homosexuels en Allemagne.
Quelle est la situation en France ?
L'enjeu de cette polémique repose cependant essentiellement sur la question de la déportation d'homosexuels français. Dans l'ouvrage que j'ai dirigé et édité en janvier 2011, nous avons proposé
avec Arnaud Boulligny, Marc Boninchi et Florence Tamagne les données suivantes :
- 22 déportés français à partir des territoires annexés au Reich,
- 32 déportés français à partir des territoires du Reich,
- 7 déportés français à partir des territoires occupés,
- 1 déporté français dont nous ne connaissons pas le lieu d'arrestation.
Au total, nous pouvons donc considérer que 62 Français ont été déportés pour motif d'homosexualité.
Ces chiffres ne peuvent cependant être compris que s'ils sont accompagnés des explications et précautions suivantes :
- Dans certains cas, le motif d'homosexualité est évoqué dans les dossiers sans qu'il soit toujours possible de savoir si c'est pour cette unique raison ou pour d'autres activités de
résistance, politiques... que l'individu a été envoyé en camp de concentration. On a en effet trop souvent théorisé et catégorisé un processus concentrationnaire fort complexe dans lequel le
motif d'arrestation est parfois perdu, échangé ou modifié sans raison lors de transferts. Les déportés pour motif d'homosexualité n'ont donc pas tous porté le triangle rose.
- Contrairement aux propos tenus par monsieur Vanneste, il est complètement faux de considérer que seuls les homosexuels alsaciens et mosellans ont été déportés car ils habitaient
sur un territoire annexé. Différents témoignages tendent en effet à montrer que les nazis ont adopté une stratégie bien plus vicieuse et, encore une fois, aléatoire. Considérant que
l'homosexualité est une perversion qui affaiblie le corps social, ils ont parfois évacué les homosexuels de cette région vers la France dite "libre" avec le secret espoir d'attenter à la
puissance morale et démographique de ce pays qu'ils entendaient ainsi contrôler plus facilement à la fin de la guerre.
- Il n'est pas non plus anodin de constater que le chiffre le plus élevé est désormais constitué par les Français résidant en Allemagne durant leur arrestation. Cette réalité a été
révélée par l'intuition d'Arnaud Boulligny qui rappelle que de nombreux citoyens français ont été envoyés au sein du Reich dans le cadre du Service du travail Obligatoire (STO) ou bien ont
rejoint volontairement ce territoire.
- Enfin, il est nécessaire de préciser que ces chiffres sont le reflet d'une recherche actée en janvier 2011. Lors de leur parution, j'avais indiqué en introduction qu'ils étaient
amenés à augmenter. Depuis, de nouveaux dossiers ont été ouverts, de nouvelles archives ont été découvertes et nous pouvons d'ores et déjà affirmer que les données précédemment publiées seront
largement revues à la hausse dans les mois à venir.
Christian Vanneste avait-il raison ?
Monsieur Vanneste est un homme intelligent et prudent. Il a été condamné en 2006 par le tribunal correctionnel de Lille puis par la cour d'appel de Douai en 2007 pour « injures en raison de
l'orientation sexuelle ». Bien que la cour de Cassassion ait considéré en 2008 que ses propos ne dépassaient finalement pas les limites de la liberté d'expression, la 17e chambre
correctionnelle du Tribunal de Grande Instance de Paris a considéré le 10 février 2012 (le jour même où la vidéo de son interview a été mise en ligne) que l'accusation d'homophobie proférée à son
encontre bénéficie d'une « base factuelle suffisante ».
Il faut également souligner que monsieur Vanneste a déposé le 6 juillet 2006 une proposition visant à supprimer dans la loi sur la liberté de la presse la condamnation pour diffamation envers une
personne ou un groupe de personnes à raison de leur orientation sexuelle.
C'est donc aussi, me semble-t-il, dans ce contexte qu'il faut interpréter les propos du député et faire une mise au point sémantique.
Dans son interview, Christian Vanneste affirme : "En dehors des trois départements annexés, il n'y a pas eu de déportation homosexuelle en France".
Qu'entend-il par "déportation homosexuelle en France" ? Si cet ancien professeur de philosophie et homme politique rompu aux stratégies de communication médiatiques emploie cette expression
plutôt qu'une autre, on peut supposer qu'il a largement pesé le poids de ses mots et leur sens supposé. Il a donc vraisemblablement conscience que parler de déportation des homosexuels, de
déportation homosexuelle ou de déportation pour motif d'homosexualité n'a pas le même sens.
Dans l'introduction de l'ouvrage cité ci-dessus, je consacre un long paragraphe à cette question sémantique en soulignant justement qu'elle a suscité depuis des années de nombreuses
approximations intolérables. Lorsqu'on parle de "déportation pour motif d'homosexualité en France", on évoque exclusivement les homosexuels ayant été déportés pour ce motif tandis que
lorsqu'on parle de "déportation des homosexuels", on inclue nécessairement les milliers d'homosexuels déportés pour faits de résistance, parce qu'ils étaient aussi juifs, etc.
Entre les deux, il existe cette expression ambiguë de "déportation homosexuelle" qu'emploie justement Christian Vanneste. Peut-on vraiment considérer qu'il s'agisse d'un hasard dans la
bouche d'un homme qui a consacré tant de temps et d'énergie à lutter contre les droits et les revendications des homosexuels ? Je ne le crois pas.
Et si cette polémique pouvait devenir utile ?
L'inflation médiatique est retombée aussi vite qu'elle s'est enflammée.
Le soir même, Nicolas Sarkozy condamnait les propos du député sans trop s'attarder. Pas question que le lancement de sa campagne soit entaché d'une telle polémique. Dans la continuité, on peut
supposer que l'UMP va prochainement acter son exclusion du parti majoritaire. De plus, j'ai déjà été contacté par des avocats qui travaillent dans l'optique d'un dépôt de plainte contre ses
propos afin que l'affaire se poursuive en justice.
A titre personnel, je regrette que l'histoire de la déportation pour motif d'homosexualité soit entachée d'une telle dérive mais je dois reconnaître qu'elle a permis de porter à la connaissance
publique un évènement de l'histoire nationale et européenne encore mal et peu connu. Nombreux sont les journalistes qui m'ont recontacté en cette fin de semaine afin de prendre le temps de
comprendre et non plus seulement de réagir à l'actualité. C'est aussi à eux que s'adresse cet article.
Mon souhait le plus cher serait que cette polémique ne soit pas vaine et qu'elle permette désormais de relancer des recherches qui s'avèrent encore longues et difficiles. Les archives sont
nombreuses et éparpillées. Leur traitement nécessite du temps et des moyens rarement disponibles pour ce type de sujets dans le cadre de l'université française. Peut-être pourrions-nous retenir
de cette polémique qu'il devient urgent de se donner les moyens matériels de travailler sur cette facette de notre histoire ?