A la demande de plusieurs collègues enseignants, j’ai décidé d’inaugurer une nouvelle rubrique :
Mémoires en classe.
L’omniprésence du fait mémoriel dans notre société a en effet pour conséquence une forte demande sociale de la part
de nos élèves qui sont quotidiennement interpellés par des commémorations, anniversaires, et polémiques mémorielles. Le professeur d’histoire apparaît alors comme une ressource régulièrement
sollicitée pour comprendre la suppression des rues « Pétain » dans les villes françaises, la polémique autour du musée de l’immigration ou encore le sens des dernières petites phrases
de Marine Le Pen sur l’ « occupation » du territoire national par les fidèles musulmans priant dans les rues.
Sans sombrer dans l’excès, je pense que les professeurs ont tout intérêt à saisir cette attention de nos élèves pour
la question mémorielle afin de mieux les reporter à l’histoire et leur redonner le goût d’une discipline qui leur permet très souvent d’arborer un regard neuf et critique sur le monde et les
sociétés qui nous entourent.
C’est pourquoi je proposerai désormais très régulièrement des articles permettant aux collègues qui le souhaitent
d’inclure ponctuellement une problématique mémorielle dans leurs cours. Il n’est nullement question d’en faire un élément central de notre enseignement (ce serait d’ailleurs en contradiction avec
les instructions officielles) mais d’apporter régulièrement quelques analyses mémorielles originales afin de varier les supports et les approches.
Considérant que la liberté pédagogique est un bien précieux pour nos métiers, je ne proposerai pas sur ce blog de
séances « clef en main » à l’intention des enseignants. Il s’agit plutôt de proposer des documents singuliers, des angles d’étude et des pistes d’exploitation pédagogique qui pourront
faire l’objet d’une libre adaptation en classe dans le cadre d’un enseignement nécessairement différencié.
J’ajoute enfin que ces articles ne sont pas exclusivement à destination des professeurs d’histoire-géographie. Ils
s’inscrivent dans la philosophie générale de ce blog visant à éclairer par une problématique mémorielle un fait d’histoire et de société. Je ne ferai pas l’économie d’une réflexion systématique
sur l’enjeu mémoriel de la question traitée, qu’elle soit destinée à des élèves de collège, de lycée ou à d’autres lecteurs.
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Le « postcolonial » expliqué à mes
élèves
Perspective scientifique
La question du « postcolonial » est officiellement absente des programmes
d’histoire-géographie.
Cette lacune s’explique aisément par le caractère neuf et novateur de cette notion importée du monde universitaire anglo-saxon et qui
suscite donc encore quelques réticences et polémiques en France.
Le débat ne doit pourtant pas nous empêcher d’intégrer partiellement la richesse de ces réflexions dans nos classes, notamment dans
certaines régions françaises où elles constituent une grille de lecture indispensable à la construction individuelle et civique des élèves.
Le « postcolonial » constitue un renouvellement historiographique très intéressant et éminemment lié à la
question mémorielle. Catherine COQUERY-VIDROVITCH, dans son ouvrage consacré aux Enjeux politiques de l’histoire coloniale, définit d’ailleurs cette
approche comme une réflexion sur « la façon dont, aujourd’hui, de part et d’autre, les regards se font, se construisent, se défont par rapport à des mémoires nécessairement déformées de
la période antérieure ». L’analyse est également inspirée des récentes avancées de la Global History (Histoire globale), mais aussi d’orientations désormais plus
anciennes autour des subaltern studies (Etudes subalternes).
L’objectif est simple : les historiens qui se réclament de ces écoles veulent sortir d’une vision trop strictement nationale
qu’ils analysent comme l’héritage plus ou moins conscient d’un impérialisme rampant dont nos sociétés ne seraient pas parvenues à se défaire.
Bien que les rédacteurs des programmes n’aient pas souhaité franchir ce pas symbolique (et sans conteste idéologiquement trop marqué
pour être consensuel) lors des dernières propositions, il me semble que les inflexions récentes peuvent être lues à la lumière de ces évolutions historiographiques. Sinon, comment expliquer
l’introduction de « Regards sur des mondes lointains » en sixième, d’un « Regard sur l’Afrique » en cinquième et des suites
logiques qui nous attendent aux prochaines rentrées scolaires ?
L’objectif est bien de faire comprendre à nos élèves que l’européocentrisme (quand il ne se résume pas d’ailleurs à
un francocentrisme) n’est plus de rigueur. S’il est nécessaire et indispensable de connaître (et de transmettre à nos élèves) les « classiques » de l’histoire de France
dans leurs grandes lignes, il faut également leur faire prendre conscience de la relativité d’une lecture, qui deviendrait alors un aveuglement, trop hexagonal.
L’exercice n’est pas simple et il serait présomptueux de prétendre inculquer parfaitement et intégralement de telles réflexions à nos
élèves. C’est pourquoi je propose d’adopter une démarche comparative afin de faire prendre conscience des différentes temporalités et interprétations d’un même évènement historique.
La problématique de séance proposée sera donc résolument mémorielle.
Bibliographie indicative :
- Daniel BERMOND, « Vous avez dit
« postcolonial » ? », in L’Histoire (Les collections), numéro 49 consacré à la fin des empires coloniaux, pp. 88-91.
- Pascal BLANCHARD, La fracture coloniale,
La Découverte, 2005.
- Nicolas BANCEL, Pascal BLANCHARD, Achille MBEMBE et Françoise VERGES, Fractures postcoloniales, La Découverte, 2010.
- Catherine COQUERY-VIDROVITCH, Enjeux politiques
de l’histoire coloniale, Agone, 2009.
Les niveaux de classes conseillés
Troisième
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La Première Guerre mondiale et ses conséquences
|
De la guerre froide au monde d’aujourd’hui (relations Est-Ouest, décolonisation, éclatement du
monde communiste)
|
La France puissance européenne et mondiale
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Première
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La Première Guerre mondiale et les bouleversements de l’Europe
|
Le Tiers-Monde : indépendances, contestation de l’ordre mondial, diversification
|
Les liens entre l’activité proposée et le programme peuvent parfois être ténus. Il ne s’agit pas, par exemple, de proposer une telle
séance uniquement dans le cadre de l’étude du chapitre sur la Première Guerre mondiale et ses conséquences. Mon objectif est cependant de montrer que le temps éventuellement
consacré à une telle séance pourra être bénéfique puisqu’il permettra d’anticiper, d’approfondir, voir de réviser, d’autres éléments du programme dans un même niveau de classe.
Dossier documentaire :
Document 1 : Le témoignage d’un tirailleur
sénégalais
Abdoulaye Ndiaye était un tirailleur sénégalais ayant servi durant la Première Guerre
mondiale. Il est décédé le 10 novembre 1998, à la veille de recevoir la légion d’honneur pour sa participation à la défense de la nation française.
« Abdoulaye Ndiaye est l'un des 180 000 Africains (sur un total de 600 000
"coloniaux") enrôlés par la France en 14-18, sans doute le dernier survivant de la fameuse "Force noire à consommer avant l'hiver" du général Mangin.
Il avait une vingtaine d'années lorsqu'un événement venu d'une autre planète a bouleversé sa vie, le transportant durant
quatre longues années au cœur de la première grande boucherie franco-allemande de ce siècle. La guerre n'aura été finalement qu'une hallucinante parenthèse dans sa vie : né pauvre à Thiowor, il y
a vécu pauvre pendant un siècle dans une case en terre battue, entre le champ de mil et l'arbre à palabres, survivant d'une horreur ignorée de sa famille et de ses voisins, seul avec ses
souvenirs d'une guerre incompréhensible. […]
Une dizaine d'hommes de Thiowor sont ainsi sélectionnés après une visite médicale à Louga, la ville voisine, puis
"habillés en soldats", transportés jusqu'à Dakar où ils sont embarqués vers Kenitra. Trois d'entre eux ne reviendront pas. Au Maroc, ils participent aux opérations de "pacification" de
ce tout nouveau protectorat, puis traversent la Méditerranée. A Marseille, on leur apprend des rudiments de français, le minimum pour pouvoir obéir aux ordres, mais aussi pour pouvoir communiquer
entre tirailleurs, car "nous parlions tous des langues différentes". Les Français accueillent plutôt favorablement ces hommes à la peau noire qu'ils découvrent. […]
Très vite, un train emmène Abdoulaye Ndiaye vers le front, dans le Nord. "Jamais je n'avais pensé que de telles atrocités
pouvaient se passer. Dans mon imagination d'humain, ce n'était pas possible, dit-il simplement. Ce n'était pas dans mon habitude de voir des cadavres. Le premier que j'ai vu, c'était une
maman morte avec son enfant". Des Allemands, il pense seulement qu'ils sont "sokhors" [méchants, en wolof], que, "si tu restes une seconde sans faire attention, ils te
tuent". Pourquoi se bat-il contre eux ? L'étonnante réponse ne tarde pas : "Pour faire mon devoir, pour honorer mon oncle. Je me battais contre les Allemands, s'étonne-t-il
seulement, mais je ne connaissais pas leur nom, je ne pouvais pas les identifier".
Son petit-fils, Cheikh Diop, pense que cette effroyable expérience a, en réalité, eu d'énormes conséquences historiques : "Avant
1914, les Africains percevaient les Blancs comme des surhommes, toujours victorieux, et les redoutaient. Sur les champs de bataille, ils ont partagé leurs repas, ils les ont vus avoir peur,
pleurer et appeler leur mère avant de mourir. Ils ont pris conscience qu'il s'agissait d'hommes comme les autres. Ils ont compris qu'ils étaient les égaux des Blancs. Ceux qui sont revenus
avaient changé de mentalité ; certains se sont lancés dans la lutte pour l'émancipation, contre la colonisation ».
Philippe BERNARD, « Le dernier de la " Force noire " », Le Monde, 12 novembre 1998.
http://dersdesders.free.fr/bio_veterans/ndiaye.html#top
Document 2 : Extrait de la fiche militaire
d’Abdoulaye Ndiaye établie à Saint-Louis du Sénégal et retrouvée au service des pensions de Pau (Pyrénées-Atlantiques) :
« Blessé en août 1914 en Belgique par balle. Passé au 7e RTS [régiment de tirailleurs sénégalais] le 8 mai 1916. Blessé le 1er
juillet 1916 devant Asservilliers (Somme). Deux fois blessé : a droit à la qualité de combattant ».
Document 3 : Carré musulman de la nécropole
nationale d'Amiens (Saint-Acheul).Au premier plan, tombe d'un soldat du 45e RTS tombé pendant la Bataille de la Somme
Document 4 : Extrait du discours de
Dakar
« Entre le Sénégal et la France, l'histoire a tissé les liens d'une amitié que nul ne peut défaire.
[…]
Je suis venu vous proposer, jeunes d'Afrique, non de ressasser ensemble le passé mais d'en tirer ensemble les leçons afin de regarder
ensemble l'avenir. Je suis venu, jeunes d'Afrique, regarder en face avec vous notre histoire commune.
L'Afrique a sa part de responsabilité dans son propre malheur. On s'est entretué en Afrique au moins autant qu'en
Europe. […]
Face au colonisateur, le colonisé avait fini par ne plus avoir confiance en lui, par ne plus savoir qui il était, par se laisser
gagner par la peur de l'autre, par la crainte de l'avenir. Le colonisateur est venu, il a pris, il s'est servi, il a exploité, il a pillé des ressources, des richesses qui ne lui appartenaient
pas. Il a dépouillé le colonisé de sa personnalité, de sa liberté, de sa terre, du fruit de son travail.
Il a pris mais je veux dire avec respect qu'il a aussi donné. Il a construit des ponts, des routes, des hôpitaux, des
dispensaires, des écoles. Il a rendu fécondes des terres vierges, il a donné sa peine, son travail, son savoir. […]
La colonisation n'est pas responsable de toutes les difficultés actuelles de l'Afrique. Elle n'est pas responsable des
guerres sanglantes que se font les Africains entre eux. Elle n'est pas responsable des génocides. Elle n'est pas responsable des dictateurs. Elle n'est pas responsable du fanatisme. Elle n'est
pas responsable de la corruption, de la prévarication. Elle n'est pas responsable des gaspillages et de la pollution. […]
La colonisation fut une grande faute mais de cette grande faute est né l'embryon d'une destinée commune. Et cette idée
me tient particulièrement à cœur. La colonisation fut une faute qui a changé le destin de l'Europe et le destin de l'Afrique et qui les a mêlés. Et ce destin commun a été scellé par le
sang des Africains qui sont venus mourir dans les guerres européennes. Et la France n'oublie pas ce sang africain versé pour sa liberté. […]
Je ne suis pas venu, jeunes d'Afrique, vous donner des leçons, je ne suis pas venu vous faire la morale. Mais je suis
venu vous dire que la part d'Europe qui est en vous est le fruit d'un grand péché d'orgueil de l'Occident mais que cette part d'Europe en vous n'est pas indigne. Car elle est l'appel de la
liberté, de l'émancipation et de la justice et de l'égalité entre les femmes et les hommes, car elle est l'appel à la raison et à la conscience universelles.
Le drame de l'Afrique, c'est que l'Homme africain n'est pas assez entré dans l'Histoire. Le paysan africain, qui depuis des
millénaires, vit avec les saisons, dont l'idéal de vie est d'être en harmonie avec la nature, ne connaît que l'éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes
et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n'y a de place ni pour l'aventure humaine ni pour l'idée de progrès.
Nicolas Sarkozy, 26 juillet 2007.
http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2007/discours-a-l-universite-de-dakar.8264.html?search=Dakar&xtmc=dakar_2007&xcr=1
Pistes d’exploitations pédagogiques
Selon le niveau de classe et le temps disponible, il est possible d’envisager plusieurs méthodes de travail.
Tout d’abord, les documents 1 et 4 peuvent être substantiellement réduits afin de cibler des éléments d’informations plus
précis.
Ensuite, il est également possible de faire travailler une première moitié de la classe sur le rôle des Sénégalais dans l’histoire de
France et de faire travailler la seconde moitié de la classe sur la place laissée aux Sénégalais dans l’histoire (et la mémoire) française.
Voici les éléments qui doivent à mon avis être absolument identifiés par les élèves par l’intermédiaire d’un
questionnaire ou d’une analyse collective dialoguée (ils permettront d’orienter la nature de questions plus ou moins précises) :
- Doc 1 et Doc 2 : Le rôle et l’importance des
Sénégalais dans l’armée française durant la Première Guerre mondiale.
- Doc 1 : La parenthèse que constitue cet
évènement dans l’histoire individuelle d’Abdoulaye Ndiaye, mais aussi dans l’histoire nationale du Sénégal.
- Doc 1 : A contrario, l’influence qu’a pu avoir
une telle participation dans le processus d’émancipation des colonies française, puis de décolonisation.
- Doc 3 et Doc 4 : La place laissée aux
Sénégalais dans la mémoire nationale française de la Première Guerre mondiale.
- Doc 4 : La contradiction apparente entre les
mémoires françaises et sénégalaises.
Il est bien évident que les documents utilisés peuvent permettre, en fonction du questionnaire qui les accompagne
et du niveau des élèves, d’atteindre un degré de réflexion plus ou moins précis.
Le professeur pourra ensuite conclure la séance en répondant à la problématique posée au départ, tout en présentant
simplement les enjeux récents du post-colonialisme en histoire (voir ci-dessus).
La séance peut également être prolongée par l’étude du film Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006) pour montrer
l’extension de cette problématique mémorielle à la Seconde Guerre mondiale et à d’autres anciennes colonies françaises.
Actualisation datée du 21 septembre 2011 :
Une interview passionnante de Jacques Pouchepadass sur La Vie des idées qui prépare un ouvrage sur
les Postcolonial Studies et les Subaltern Studies :
Jules Naudet, « La portée contestataire des études postcoloniales. Entretien avec Jacques Pouchepadass », La Vie des idées, 16 septembre 2011. ISSN : 2105-3030.
URL : http://www.laviedesidees.fr/La-portee-contestataire-des-etudes.html