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C'est Quoi ?

  • : Histoire, Mémoire et Société (ISSN : 2261-4494)
  • : Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
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  • Mickaël BERTRAND
  • Citoyen, historien et enseignant, j'ai souhaité partager sur ce blog mes réflexions quotidiennes sur la place de l'histoire et de la mémoire dans l'actualité nationale et internationale.
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Cherche La Pépite

23 avril 2011 6 23 /04 /avril /2011 14:25

 

Le dernier film de Patricio Guzmán est une magnifique réflexion sur le temps. Le réalisateur chilien expatrié en France n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. Il travaille avec obstination depuis plusieurs décennies sur l’histoire et la mémoire de son pays, s’interrogeant bien avant la plupart des historiens sur ce couple infernal qui entretient une relation adultère dans son pays natal.

Nostalgie de la lumière a été choisi pour figurer dans la sélection officielle du Festival de Cannes 2010 et a reçu le prix du meilleur documentaire de l’European Film Academy cette même année. Il sera disponible en DVD à partir du 3 mai 2011.

A partir d’images soignées, travaillées, et magnifiquement  montées, Patricio Guzmán développe avec brio une frustration mémorielle particulièrement originale lorsqu’on l’observe depuis la France.

 

Le désert d’Atacama : « les portes du passé »  

Ce film développe tout d’abord une réflexion épistémologique sur la temporalité.

Le réalisateur s’est rendu pour cela dans un lieu original : le désert d’Atacama. Après avoir dépassé l’impression de vide et d’immensité qui caractérise généralement cet endroit, il s’est arrêté sur les hommes et les femmes qui le parcourent et qui l’habitent presque quotidiennement : les astronomes, les archéologues, et les femmes recherchant les ossements de leurs proches disparus sous la dictature d’Augusto Pinochet.

Les astronomes ont les yeux levés vers le ciel à la recherche des origines du monde. Le désert d’Atacama au Chili est en effet un lieu privilégié pour l’observation des étoiles en raison de son aridité (dans certaines zones, la pluie n’est pas tombée depuis plus de 400 ans), de sa faible couverture nuageuse, d’une atmosphère particulièrement fine et d’une pollution lumineuse presque inexistante. Ainsi, plusieurs dizaines de télescopes y ont été installés. Cette situation géographique favorable se double d’un intérêt populaire selon Patricio Guzmán. Les Chiliens se seraient passionnés pour l’astronomie car cette science permettrait de mieux comprendre les origines de l’humanité. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’astronome interrogé par le réalisateur confirme qu’il est une sorte d’ « archéologue de l’espace » puisque, malgré la vitesse de la lumière, les phénomènes qu’il observe dans l’univers ne lui parviennent que plusieurs années après leur réalisation.

Telescope-dans-le-desert-d-Atacama-au-Chili.jpg Télescope dans le désert d'Atacama au Chili

 

Parallèlement, au pied des télescopes géants, des archéologues travaillent aussi dans le désert d’Atacama qui rassemble plusieurs milliers d’inscriptions précolombiennes. Cette dimension est la moins développée par Patricio Guzmán et c’est regrettable tant la beauté des dessins étonne le spectateur européen habitué à la décrépitude des traces archéologiques sur un continent aux climats plus humides. On saisit pourtant rapidement la contradiction d’une telle situation : alors que l’astronome part à la recherche des mystères du « Big Bang » avec la tête dans les étoiles, l’archéologue affirme d’un ton péremptoire que « nos origines sont dans le sol ».

gravure-rupestre-precolombienne.jpg Gravure rupestre précolombienne 

 

Ce dernier est a priori soutenu dans cette quête par quelques femmes qu’il croise régulièrement sur son chemin. Munies de petites pelles, elles creusent au milieu des cailloux, effritant entre leurs doigts des morceaux de terre qui partent en poussière. Un petit bloc blanchâtre résiste parfois et s’accroche sur la peau usée de ces chercheuses anachroniques : pour ces archéothanatologues improvisées, ce n’est pas l’or qui a le plus de valeur, mais le calcium. Ces os qu’elles ramassent à la pelle, ce sont ceux de leurs proches, victimes torturées de la dictature Pinochet.

Femmes-des-victimes-de-pinochet.jpg Femmes des victimes de la dictature d'Augusto PInochet

 

Le désert d’Atacama est donc parcouru quotidiennement par des hommes et des femmes qui se croisent sans vraiment se remarquer et sans savoir que ce lieu les rassemble plus qu’il ne les regroupe. Patricio Guzmán évoque avec finesse et intelligence les « portes du passé » pour qualifier cet espace multi-mémoriel

 

Une tension mémorielle originale

Ce que le réalisateur propose, sans que sa caméra ne l’impose, c’est aussi une réflexion politique sur les différentes lectures du passé. Il faut pour cela connaître au préalable l’œuvre de Patricio Guzmán dont l’un des fils rouges repose sur la compréhension de l’histoire politique de son pays.

Il n’est pas question dans ce film de revenir sur Salvador Allende ou Augusto Pinochet. Ses précédents films qu’il faut voir absolument ont déjà admirablement rempli cette mission. Nostalgie de la lumière se propose en quelque sorte d’écrire la synthèse de l’œuvre du cinéaste en s’interrogeant sur la mémoire, après avoir contribué à l’écriture de l’histoire.

C’est alors qu’il lève une contradiction restée invisible jusqu’à présent : le Chili (car sa galerie de portraits rend difficile l’usage de l’expression généralisante « Les Chiliens ») n’est pas parvenu à apaiser son travail de mémoire. Bercé par le prestige d’être le lieu où s’effectue la mesure des traces de l’histoire de l’humanité, le Chili oublie dans la douleur son histoire nationale la plus proche.

Les questions se bousculent alors dans la tête du spectateur européen : comment et pourquoi ce travail mémoriel n’a-t-il pas pu se développer quand de l’autre côté de l’Atlantique (voire sur son propre continent, aux latitudes nord) la mémoire immédiate est omniprésente ?

Patricio Guzmán semble d’ailleurs s’amuser de cette contradiction que son parcours individuel lui permet d’observer mieux que n’importe qui. Il n’ose pas rappeler que le Chili est l’un des pays d’Amérique du Sud qui a accueilli le plus d’anciens nazis, mais il le sous-entend par des parallèles constants. Il s’attarde donc sur les camps de concentration, sur les actes de torture et sur la mise en place d’un système de disparition des corps des opposants politiques. La comparaison doit cependant s’arrêter à ce stade car les différences priment et permettent d’expliquer en partie les divergences des modèles mémoriels.

La dictature du général Pinochet s’inscrit en effet dans le cadre d’un conflit national dont les effets et conséquences peuvent difficilement être comparés au retentissement de la Seconde Guerre mondiale. A l’issue d’un conflit international, des tractations se mettent généralement en place afin d’établir les responsabilités réciproques et les dédommagements qui doivent en découler. L’objectif étant alors que chacun reprenne sa route individuelle en mettant en place sa propre lecture historique et mémorielle du conflit. Le processus est beaucoup plus complexe lors d’une guerre civile car les opposants d’hier ne peuvent continuer à se tourner le dos dans leur propre pays. Il faut donc trouver un consensus qui passe souvent par la réconciliation dans l’oubli. Cette méthode a notamment été mise en place en France à l’issue des Guerres de Religion. L’édit de Nantes prônait alors « l’oubliance » pour permettre aux sujets du royaume d’arrêter les massacres qui saignaient la France depuis quatre décennies. C’est a priori le chemin emprunté actuellement par la société chilienne où les femmes qui cherchent dans le désert dérangent, et où leurs enfants n’ont pas encore décidé (ou n’ont pas été autorisés) à prendre le relais.

Cette position n’est cependant plus guère acceptable dans un monde où la mémoire est omniprésente. Une autre solution aurait donc consisté à juger le général Pinochet pour les crimes qu’il a commis. Cette éventualité  a cependant disparu avec le dictateur en 2006.

Il serait enfin possible d’envoyer au tribunal à sa place ses principaux collaborateurs qui joueraient ainsi le rôle de bouc-émissaire apaisant la mémoire d’une société. N’est-ce d’ailleurs pas l’option qui a été choisie par Israël lors du procès Eichmann, ou plus récemment par le Cambodge pour l’ancien Khmer Rouge Douch ? Une telle possibilité nécessite cependant que le Chili reconnaisse la constitution de deux groupes distincts en son sein : les bourreaux et les victimes. Or, les autres films réalisés par Patricio Guzmán montrent que cette lecture de l’histoire politique est actuellement inenvisageable tant que la population n’aura pas la possibilité de jeter un regard apaisé sur son passé.

 

Pour une histoire de la mémoire au Chili

Faut-il dès lors souhaiter un changement de paradigme au Chili tels que Patricio Guzmán et les historiens qu’il interroge l’appellent de leurs vœux ? L’émergence d’une mémoire de la dictature est-elle possible ? Le Chili pourra-t-il éviter la multiplication des mémoires qui viendront faire exploser le consensus construit sur l’oubli ? La mémoire ne va-t-elle pas systématiquement passer par une simplification archétypale qu’il faudra ensuite déconstruire à nouveau pour démonter les stéréotypes manichéens ? En somme, le Chili ne pourrait-il pas imaginer une autre voie originale dans la construction de sa mémoire ?

Celle-ci pourrait passer par exemple par la reconnaissance de ces corps que les femmes déterrent inlassablement depuis des années. L’originalité de la dictature chilienne repose en effet sur une faille que n’a pas commise son homologue nazie : malgré ses efforts, elle n’est pas parvenue à faire disparaître l’intégralité des traces de ses victimes. Des morceaux infimes et anonymes persistent encore et toujours dans ce désert d’Atacama où rien ne semble pouvoir s’oublier. Ne serait-il donc pas possible d’envisager que ce lieu devienne celui de la réconciliation autour duquel se rassembleraient les Chiliens, mais aussi l’ensemble des hommes ?

Galerie-de-portraits-des-victimes-de-Pinochet.jpg

Galerie de portraits des victimes de la dictature d'Augusto PInochet

 

La symbolique amorcée par Patricio Guzmán est trop belle pour ne pas être approfondie. A la fin de son film, il ajoute à son rôle de réalisateur celui d’acteur et provoque une rencontre entre les astronomes et les femmes du désert. Ne peut-on pas imaginer que cette réunion puisse s’élargir aux archéologues, aux historiens, aux sociologues, aux cinéastes, aux rescapés de la dictature, aux militaires et tout simplement, aux hommes et aux femmes du Chili et d’ailleurs ? La tête dans les étoiles et les pieds sur terre, ce serait l’occasion de mettre à contribution l’art et l’intelligence au service d’une histoire et d’une mémoire commune. Là où l’homme cherche avec acharnement les traces de ses origines, ne pourrait-il pas consacrer un peu de son temps et de son énergie à entretenir aussi les traces les plus honorables de son passage sur la Terre ?

C’est d’ailleurs peut-être le projet que le réalisateur appelle de ses vœux lorsqu’il conclue son film par ses mots magnifiques : « Je suis convaincu que la mémoire a une force de gravité. Elle nous attire toujours. Ceux qui ont une mémoire peuvent vivre dans le fragile temps présent ; ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part ».

 nostalgie-de-la-lumiere.jpgAffiche du film Nostalgie de la Lumière de Patricio Guzmán

 

Nota bene : je remercie très chaleureusement la société Dark Star Presse et le réalisateur Patricio Guzmán qui m’ont envoyé le film à l’origine de cet article.

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2 avril 2010 5 02 /04 /avril /2010 10:57

 

Cet épisode tragique de l’histoire française et israélite a récemment été remis en lumière dans une fiction réalisée par Roselyne Bosch. C’est un film important puisque jamais personne n’avait jusqu’alors tenté de représenter cet évènement essentiel de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. Malgré un accueil chaleureux dans la plupart des médias français, il faut prendre quelques précautions d’analyse.

 

Le scénario est fondé sur les souvenirs d’un témoin, Joseph Wiesmann, qui  était âgé de 10 ans au moment de la Rafle du Vél’ d’Hiv’. Il retrace le parcours commun de plusieurs familles juives victimes de cette arrestation massive organisée à Paris entre le 16 et le 17 juillet 1942.

 

 Bande annonce : La Rafle

 

Les critiques de cinéma ont notamment salué une « œuvre utile » (La Croix) « sans ostentation ni dérapages, avec une forme de sobriété » (Le Journal du Dimanche). C’est une qualité qu’il faut souligner tant il aurait été facile de sombrer dans le pathos et d’enclencher le mécanisme de la repentance à travers les larmes et la pitié. Roselyne Bosch choisit au contraire une forme de représentation plutôt neutre qui conduit cependant à d’autres limites, voire parfois à des dérapages. 

 

C’est donc intentionnellement que j’ai qualifié ce film de véritable « rafle », non pas au sens historique, mais au sens littéral du terme qui désigne l’ « action de piller » (Petit Robert, 2009). Traitant d’un sujet délicat, la réalisatrice réduit la fiction au strict nécessaire pour se consacrer quasiment exclusivement à l’illustration de l’évènement. Au final, le spectateur un peu renseigné a l’impression d’un pillage en règle de plusieurs ouvrages historiques sur la question, sans véritable esprit critique et sans souci de cohérence.

 

Un film d’histoire, un film historique ou un docu-fiction ?

Cette démarche n’est pas sans risque.

D’une part, je suis toujours un peu réticent à rester assis dans mon siège quand la projection commence par le message suivant :

« Tous les personnages du film ont existé. Tous les évènements ont bien eu lieu ».

Cette affirmation péremptoire lancée d’emblée au visage du spectateur supposerait que le témoignage de Joseph Wiesmann soit infaillible, y compris dans la description psychologique de ses voisins, mais aussi pour les évènements contextuels qu’il n’a pas lui-même vécu. Sachant que l’intéressé n’était âgé que de 10 ans au moment des faits et que 68 ans se sont écoulés depuis, il est indéniable qu’une reconstruction mémorielle ait été à l’œuvre.

Mon propos n’a pas pour ambition de condamner à tout prix la démarche de ce que nous appelons aujourd’hui, sans jamais l’avoir vraiment défini, un « film historique ». J’ai montré à plusieurs reprises dans ce blog que le cinéma pouvait être une entrée intéressante pour étudier, comprendre, ou illustrer la pratique de l’histoire. En revanche, mon propos sera toujours plus sévère contre les films qui prétendent écrire l’histoire. Pour être tout à fait clair, ma préférence se porte davantage sur la démarche d’un Quentin Tarantino par exemple, qui dans Inglorious bastards utilise l’histoire jusqu’au travestissement au service de son art (poussant l’audace jusqu’à faire mourir Hitler dans un attentat) plutôt qu’à un docu-fiction mal assumé qui prétend apporter une vérité historique là où les historiens s’écharpent depuis plusieurs décennies.   

 

Une vulgarisation historique qui pose problème

A mon sens, malgré le respect que sa vie et son œuvre imposent, la mention de Serge Klarsfeld comme « conseiller historique » du film en générique ne suffit pas à assurer une caution infaillible. Ce film mériterait d’ailleurs un décorticage minutieux de chaque scène, mais ce blog n’est pas le lieu approprié pour un tel exercice et son auteur n’est d’ailleurs pas un spécialiste suffisamment compétent pour se prononcer sur chaque détail de l’histoire de la rafle. Il est néanmoins possible de relever quelques aspects fondamentaux de l’approche historiographique de la Seconde Guerre mondiale qui sont suffisamment malmenés par la réalisatrice pour être signalés.

 

Tout d’abord, il est malheureux de constater comment Roselyne Bosch pervertie les images d’archives. Elle utilise notamment à outrance les vidéos devenues célèbres d’Hitler en couleurs dans sa résidence bavaroise. Cette stratégie est d’autant plus regrettable qu’elle consiste en une instrumentalisation de sources historiques muettes au service de son scénario ; elle donne l’impression qu’Hitler aurait décidé l’extermination des Juifs depuis une magnifique résidence secondaire, dans une ambiance chaleureuse et conviviale. Non seulement on frôle la caricature, mais une telle pratique pourrait donner l’impression que les historiens ont une utilisation très aléatoire des archives qu’ils exploitent.   

 

 Les archives vidéos utilisées par Roselyne Bosch

               

De manière générale, on peut affirmer que toutes les scènes qui mettent en action les dirigeants et les décideurs posent problème. Laval est représenté comme l’archétype du salaud ayant bafoué les ordres du Maréchal Pétain. Ce dernier apparaît alors dédouané d’une partie de ces responsabilités dans cet évènement. L’hypothèse est séduisante. Elle n’est d’ailleurs pas exclusive à Roselyne Bosch et Serge Klarsfeld. Il n’en demeure pas moins que les sources nous manquent encore pour être aussi catégorique dans cette affirmation. Le scénariste décide ainsi de montrer des scènes de tractations imaginaires alors que les historiens ne savent toujours pas avec exactitude comment les décisions ont été prises. Encore une fois, une telle position n’est pas condamnable en soi. Il est au contraire louable (et nécessaire) dans ce genre de production que des prises de position soient effectuées. Cela pose cependant problème quand l’auteur prétend en introduction livrer une vérité historique.  

 

Des positions plus mémorielles qu’historiennes

Certains détails prêtent parfois à sourire tellement ils sont grotesques aux yeux même du néophyte. C’est le cas notamment à la fin du film, lorsque le médecin qui soigne la jeune infirmière dans le camp de Beaune-la-Rolande affirme avec assurance être « gaulliste » et lui révèle le sort morbide des juifs envoyés à l’Est. L’affirmation pose d’emblée une question cruciale : si De Gaulle et ses proches savaient, pourquoi n’ont-ils pas alerté officiellement la population et les alliés ? Ensuite, le terme lui-même pose un problème d’anachronisme assez évident. Il aurait peut-être été utile de se demander ce que représente réellement le général De Gaulle en 1942, quand il est encore réfugié à Londres et qu’il peine à faire reconnaître sa légitimité par les Alliés. Le gaullisme n’est-t-il pas une notion trop complexe pour la réduire à un simple attachement à un homme dont le destin est encore à l’aube de sa construction mémorielle.

 

C’est au milieu du film que le spectateur aperçoit avec davantage de discernement l’aspect presque propagandiste de cette fiction. La scène de discussion entre Laval et deux émissaires américains par exemple s’inscrit dans le scénario comme un numéro d’équilibriste dans une tragédie de Racine. Comment en effet justifier cette rencontre qui n’a a priori aucun intérêt dans l’affaire précise de la rafle du Vel’ d’Hiv ? Je me demande même si l’auteur serait en mesure de justifier la véracité de cet évènement comme elle le prétend en préambule puisque la question de la connaissance des alliés sur les réalités de l’extermination pose encore problème (Christian Destremau, Ce que savaient les Alliés, Perrin, 2007). La scène n’a donc aucun sens si ce n’est celui d’illustrer l’intime conviction de la réalisatrice.

 ce-que-savaient-les-allies.jpg

 

La mention du « fichier juif » dès le début du film est également problématique. Roselyne Bosch voudrait la présenter comme une affaire entendue en affirmant dans sa mise en scène que la rafle du Vel’ d’Hiv’ aurait été rendue matériellement possible par l’utilisation d’un « fichier juif » connu de tous (y compris des individus recensés) et constitué de boîtes dans lesquelles des fiches cartonnées auraient été soigneusement conservées. Rien n’est aussi simple et il s’agit en fait d’un malheureux raccourci.

La question du fichage des Juifs de France a conduit depuis plusieurs décennies à des affrontements parfois vifs entre chercheurs, révélant de forts antagonismes idéologiques et méthodologiques. Il serait prétentieux de ma part de prétendre apporter une solution à cet insoluble problème mais Il me semble en tout cas judicieux, en l’absence de certitude scientifique, d’exercer une prudence minimum et de se garder d’un jugement à l’emporte-pièce, surtout quand le conseiller historique est l’un des principaux protagonistes de ce débat.

En 1991, Serge Klarsfeld est en effet persuadé d’avoir retrouvé la trace du fichier dit « de la préfecture de Police » élaboré après l’ordonnance du gouvernement de l’Etat Français du 27 octobre 1940 et qui avait pour ambition de recenser l’ensemble des Juifs de France en vue de leur déportation. Il aurait été conservé aux archives du Ministère des Anciens Combattants. Ces arguments ont pourtant fait l’objet de contestations, notamment de la part de René Rémond au nom d’une commission pour l’étude du « fichier juif » qu’il a présidé.  

Pour l’heure, les principaux éléments qui peuvent être avancés témoignent d’une complexité difficilement réductible. La situation politique du territoire français lors de la Seconde Guerre mondiale laisse imaginer une organisation administrative aussi morcelée et embrouillée. Elle a conduit à la mise en place de plusieurs tentatives éparses de fichage des juifs (par la police française à l’initiative de l’Etat Français dans la zone Sud, par la Gestapo en zone Nord, etc.). Le fichage des Juifs n’était pourtant pas exclusif. Il était le plus souvent couplé avec d’autres fichages en lien avec l’évolution de leur statut : par exemple, le fichier des propriétaires d’un poste TSF (suite à l’obligation de recenser les biens des israélites), ou encore, à partir de 1941, en parallèle avec la création d’un numéro de sécurité sociale, la mise en place d’une discrimination numérotée pour les Juifs. Nonobstant, aucune tentative de centralisation nationale n’a jamais aboutie. Quelques essais ont certes été testés avec le développement des procédés mécanographiques, mais elles ont toutes été vouées à l’échec. En définitive, chaque administration possède son propre fichier, très fragmentaire, qu’elle communique très peu à l’extérieur de ses propres services.

               

La prise de position de Roselyne Bosch apparaît donc, sur ce point comme pour d’autres, un peu trop tranchée et réductrice.

 

De l’histoire et du cinéma

                Au final, on sort de ce film avec une impression très mitigée. Le sujet est en effet trop grave pour laisser insensible le spectateur qui se pose irrémédiablement l’éternelle question des responsabilités et, depuis quelques années désormais, de la repentance. Si les critiques ont loué à raison la sobriété du scénario dans ce domaine, je soulignerais néanmoins un renversement de situation qui me semble tout aussi inquiétant que les excès mémoriels masochistes à l’œuvre depuis les années 1970. Si le sentiment de culpabilité n’est plus vraiment d’actualité, je suis en effet un peu gêné de constater que c’est désormais l’exact inverse qui est à l’honneur. A l’exception de la vilaine et grosse épicière qui ne ressemble qu’à une caricature, quasiment tous les autres français auraient adopté un comportement digne et respectable, voire courageux. C’est le cas de la voisine qui tente en vain de sauver des enfants, en passant par les pompiers qui transmettent les messages, jusqu’au mendiant dans la rue qui donne du pain aux jeunes juifs discriminés.

Les religions sont également saluées dans cette production où l’un des personnages principaux est une infirmière protestante prête à donner sa vie pour accompagner les dernières heures de ces juifs condamnés. On voit également un prêtre catholique accueillir des juifs dans son église pour les dissimuler. On est alors à l’opposé des réflexions jusqu’alors dominantes sur le rôle problématique de l’Eglise catholique, et notamment de son pape Pie XII.  

Seules les forces de l’ordre font l’objet d’un traitement particulier et plus ambigu, bien que le traditionnel argument de l’obéissance aux ordres soit particulièrement avancé pour dédouaner quelque peu ces fonctionnaires de l’Etat vichyste.

 

La balance n’est donc guère équilibrée et c’est avec le cœur léger que le spectateur quitte la salle puisque ce film semble lui montrer que la majorité des français a eu un comportement exemplaire ou, au pire, a été outragée par le sort des Juifs de France. Et pourtant, la rafle du Vel’ d’Hiv’ a bien eu lieu et le film de Roselyne Bosch n’apporte finalement aucun élément d’explication cohérent à cet évènement. Peut-être aurait-elle dû pour cela travailler en amont sur le contexte sociologique, politique et économique de la France des années 1940. Elle aurait alors découvert par exemple l’existence et le succès de films, de journaux et de radios alimentant l’écume de la haine du juif en France. Cette démarche aurait cependant mis aussi en valeur l’importance statistique de l’attentisme qui ne sied guère à une telle production cinématographique qui prétend attirer le grand public. 

 

Ce qui me choque dans ce film n’est donc pas tant les libertés prises par l’auteur avec les réalités historiques. Le couple histoire/mémoire s’est avéré très constructif dans certains cas lorsque l’union fût un mariage de raison. Des historiens et cinéastes sont d’ailleurs devenus les brillants témoins de cette alliance, en parrainant aussi leur féconde progéniture intellectuelle. C’est le cas par exemple dans le cadre d’actions telles que L’Histoire fait son cinéma organisée en 2009 à l’Université de Bourgogne au cours de laquelle les intervenants se sont interrogés autant sur l’histoire comme source d’inspiration cinématographique que sur le cinéma comme source de réflexion historique.

 

Roselyne Bosch ne semble pourtant pas totalement adhérer à cette perspective d’analyse du cinéma historique. A vouloir représenter simplement en images la complexité de l’histoire, elle perd toute la souplesse des mots et la subtilité de l’analyse. Les conséquences sont nulles quand le film ne se prend pas vraiment sérieux ; elles sont graves quand l’œuvre prétend apporter une vérité historique indéniable et la véhiculer très largement, jusque dans les salles de classe. Car au-delà du contenu, c’est aussi, et enfin, la forme qui dérange. Le site officiel du film est un véritable bunker médiatique qui vend son « package historique » : projection en milieu scolaire, ressources pédagogiques, etc.

               

Il n’est donc pas inutile de voir ce film tant les études et les représentations manquent pour évoquer la rafle du Vel’ d’Hiv’. Il ne faudrait cependant pas être dupe des présupposés qui ont conduit à la réalisation de cette production en particulier. Malgré ses apparences, elle répond à des objectifs précis qui s’inscrivent dans la représentation mémorielle contemporaine de l’histoire française.  

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16 octobre 2009 5 16 /10 /octobre /2009 12:22

C’est une petite bombe qui risque d’être lancée sur nos écrans d’ici quelques jours. Projeté en avant-première depuis plusieurs semaines, ce film-documentaire réalisé par Gilles Perret propose de suivre le quotidien de Walter Bassan, ancien déporté à Dachau, aujourd’hui âgé de 82 ans, et qui continue en 2009 à défendre des idéaux hérités de la Résistance.

 

 

Il ne s’agit pas pour l’heure d’en faire une analyse critique puisque je n’ai pas encore eu la chance de le visionner. C’est donc pour l’instant sur le principe même du film et sur les réactions qu’il provoque déjà que je souhaiterais proposer quelques éléments de réflexion.

 

Un film d’histoire

Tout d’abord, sans préjuger du contenu, l’idée initiale me semble intéressante, presque pédagogique. Il s’agit en effet de rappeler non seulement le destin tragique des déportés mais aussi, et surtout dans cette entreprise, les actions qui ont été menées collectivement par les Anciens Combattants de la Seconde Guerre mondiale. Qu’ils soient issus des forces vives de la Résistance extérieure (autour de la figure du Général De Gaulle) ou bien de la Résistance intérieure (dans le maquis ou dans les camps), des milliers d’hommes ont prolongé leur engagement au-delà du 8 mai 1945. Ils se sont notamment retrouvés autour du Conseil national de la Résistance fondé en 1943 par Jean Moulin et qui se proposait de réunir les représentants de mouvements de Résistance, de partis politiques et d’organisations syndicales. Dès 1944, cette coalition publie un programme politique, économique et social qui inspire largement les réformes menées après la Libération.

Ce document d’une grande valeur historique contient des passages particulièrement importants qui sont encore au fondement de notre système sociétal. Au-delà des grandes déclarations de principe sur la liberté et les droits de l’homme, il évoque des points très précis dont il faut citer quelques exemples :

Sur le plan économique : « Le retour à la Nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurance et des grandes banques ».

Sur le plan social : « Un plan complet de sécurité sociale, visant à assurer à tous les citoyens des moyens d’existence, dans tous les cas où ils sont incapables de se le procurer par le travail, avec gestion appartenant aux représentants des intéressés et de l’Etat » ou encore « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours ».

Dans les faits, ces idées se concrétisent dès 1945 par une vague de nationalisations : les usines Renault d’abord parce que leur patron avait largement collaboré avec l’occupant, puis de nombreuses banques dont la Société Générale, quelques compagnies d’assurance, puis les secteurs énergétiques du gaz et de l’électricité. Concernant le volet social, la Sécurité sociale française est créée par les ordonnances des 4 et 19 octobre 1945.

 

Un film de mémoire

Ce que ce film interroge finalement, c’est cet héritage de la Résistance en 2009, à une époque où les privatisations sont aussi nombreuses et rapides que les nationalisations décidées en 1945. Les réformes actuelles des retraites et de la Sécurité sociale posent également de lourdes questions sur le nouveau système de société qui est en cours de construction au détriment de celui que nous connaissons depuis plus de soixante ans.

C’est sur ce point que le film peut être considéré comme une œuvre de mémoire. En utilisant le récit autobiographique, Gilles Perret introduit une notion de subjectivité et d’émotivité dans sa démonstration. Il nous montre en fait que la société française tourne une page importante de son Histoire qui va la conduire à changer de chapitre.

Fait symptomatique de cette évolution : lorsque le Ministère de l’Education nationale a instauré la liste des documents patrimoniaux présentés comme des outils nécessaires à la formation commune des citoyens, le discours du 17 juin 1940 de Philippe Pétain a été conservé, l’appel du 18 juin également… mais pas le programme du CNR !

Du coup, c’est aussi tout un volet de l’histoire politique qui se referme. Dès la fin de la Première Guerre mondiale, on a parlé de chambre « bleu horizon » pour signaler la forte présence des Anciens Combattants à la chambre des députés. Trente ans plus tard, ils étaient relayés par les Déportés et Résistants de la Seconde Guerre mondiale. C’est pourquoi le Ministère des Anciens Combattants a toujours été un lieu important de la République française qui s’est maintenu jusqu’en 1999 avant d’être finalement réuni au Ministère de la Défense et de devenir un secrétariat d’Etat. Aujourd’hui, nous sommes forcés de constater que l’importance symbolique de ce Ministère diminue d’autant que le nombre de disparitions des Déportés et Résistants augmente.

 

Un film d’actualité

Dans la bande annonce du film, on peut voir Bernard Accoyer, actuel président de l’Assemblée nationale, réagir avec agacement à la projection. Ces mots se font même menaçants lorsqu’il déclare qu’en cas de tentative d’amalgame entre la Résistance et un débat politicien contemporain : « ça se passera pas bien. Vous avez compris, hein ! Je ne laisserai rien passer ». Selon le site officiel du film qui recense différentes réactions à la suite des projections, le président de l’Assemblée nationale aurait également affirmé : « Les méthodes utilisées par Gilles Perret sont scandaleuses. Il fait un amalgame entre deux périodes qui n’ont rien à voir. Ce sont des procédés d’idéologues, les mêmes qu’utilisaient les staliniens. Je me sens profondément choqué et trahi ».

Loin d’y voir un séisme politique et une incitation à la guerre civile comme ont pu l’affirmer certains commentateurs, je me contenterai d’y voir une « rupture » (eh oui, encore une ! on nous l’avait promis) de la droite française avec une partie de son électorat traditionnel qui ne semblait plus suffisamment nombreux et influent pour imposer sa voix dans la cacophonie politicienne actuelle.

A mon sens, ce film est un dernier cri de désespoir qui peine à se faire entendre…

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4 septembre 2009 5 04 /09 /septembre /2009 10:14

Profitant des derniers jours d’insouciance estivale, je me suis rendu à l’ombre des salles obscures dijonnaises pour découvrir le dernier film de Stephen Daldry, dont voici la bande annonce :


                       



Je n’avais jamais lu le roman de Bernhard Schlink  et c’est seulement par la suite que je me suis plongé dans la lecture de cet ouvrage passionnant édité en français chez Gallimard en 1996 (1995 pour l’édition allemande originale).


                                          

 

Une fiction d'histoire et de mémoire

Il faut noter dès à présent que l’auteur de cet ouvrage est de nationalité allemande. C’est un enfant de la Seconde Guerre mondiale né en 1944. Après une longue carrière de juriste, il décide de s’essayer – avec succès - à l’écriture de romans. Le Liseur est son dixième ouvrage.

Cette histoire étonne par son originalité et son audace :

Michaël est un adolescent allemand de quinze ans. Il devient l’amant d'Hanna, une jeune femme de trente-cinq ans. Pendant six mois, ils vont partager ensemble une relation torride, entrecoupée de séances de lecture à voix haute que le lycéen doit inlassablement accomplir au chevet de sa maîtresse pour obtenir ses faveurs. Un jour, sans prévenir, Hanna disparaît sans laisser de traces. Sept ans plus tard, Michaël - qui est devenu étudiant - la retrouve sur le banc des accusés lors d’un procès auquel il assiste dans le cadre de ses études de droit. Il apprend alors qu'Hanna a été engagée dans les SS où elle est devenue surveillante à Auschwitz, puis dans un petit camp près de Cracovie. Lors du procès, ses coaccusées s’accordent pour lui incriminer toutes les responsabilités du groupe. Hanna est alors condamnée à perpétuité. Au cours du procès, Mickaël comprend soudain le secret de cette femme restée mystérieuse jusqu’à ce jour : elle est analphabète. Il comprend donc aussi qu’elle ne peut pas être responsable de tous les maux dont on l’accuse et qu’il pourrait fournir des renseignements aux juges afin de minimiser la condamnation. Cependant, le souvenir de sa relation personnelle avec elle et l’introspection de cet étudiant sur la mémoire nazie - sa mémoire nationale - brouille les pistes et l’empêchent d’intervenir dans le procès.

Cette histoire est intéressante car elle s’inscrit dans la temporalité d’une vie qui devient sous la plume de Bernhard Schlink le destin de toute une génération. L’histoire de Michaël, celle de l’auteur qui a confirmé avoir inséré de nombreux éléments autobiographiques, et enfin celle de la nation allemande post-nazie, s’entremêlent avec souplesse et talent dans ces pages. Les critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompées lors de la parution de cet ouvrage. Bernhard Schlink a remporté de nombreuses récompenses dont le prix Hans Fallada en Allemagne, le prix Laure Bataillon en France et le prix de littérature du journal Die Welt.


Un tableau de la mémoire allemande contemporaine

L’intérêt des lecteurs pour cette histoire repose essentiellement sur l’invitation à la réflexion qu’elle propose au sujet du passé nazi. Le personnage d’Hanna n’est pas seulement mystérieux aux yeux de Michaël ; il l’est aussi pour le lecteur qui découvre une femme amoureuse (mais qui frôle avec la pédophilie), une femme attentionnée (mais qui doit assumer la mort de milliers de personnes dans les camps) et une femme profondément sincère (mais qui a pourtant dissimulé son passé et son analphabétisme pendant des années). Toute la complexité du personnage se révèle lors d'une scène du procès au cours de laquelle le juge lui fait prendre conscience avec une tonalité accusatoire insistante qu’elle est responsable de l’envoi de nombreuses détenues à la mort. La réponse d’Hanna sonne alors le glas dans le tribunal : « J’ai… Je veux dire… Qu’est-ce que vous auriez fait ? ».

Cette simple question rhétorique prend ici un sens grave car personne, y compris un juge chargé de condamner au nom de la loi, n’est jamais en mesure d’affirmer avec certitude qu’il n’aurait pas agi comme son accusé dans des circonstances similaires.
Dans le cadre de ce roman, la question est non seulement posée de manière fictive au juge, mais elle est aussi posée directement à chaque lecteur.
Tandis que Michaël découvre le secret d’Hanna qui la dédouane en partie - et en partie seulement - des actes qu’elle a pu commettre en temps de guerre, le lecteur des années 1990 découvre à son tour que l’histoire personnelle de la plupart des nazis n’est jamais assez noire pour contraster avec la blancheur idéelle de la colombe.

Bernhard Schlink nous invite donc à prendre la mesure des condamnations péremptoires. On ressent dans ses lignes la longue réflexion d’un homme de droit qui a passé sa vie à trancher le bon et le mauvais au regard de la loi et qui, au terme de sa carrière, s’interroge encore sur cette limite floue et sur le pouvoir immanent qui lui a été donné de juger.

Sans qu’elles aient pu être reproduites dans le film de Stephen Daldry, ce sont ces réflexions de l’auteur qui sont finalement les plus intéressantes. En voici quelques extraits :

Dans le chapitre 8 de la partie 2, Michaël s’interroge sur le livre des deux rescapés des camps qui est au centre de l’accusation : « Il n’invite pas à s’identifier et ne rend personne sympathique, ni la mère, ni la fille, ni aucune des personnes dont elles ont partagé le destin dans différents camps, puis à Auschwitz et enfin près de Cracovie. Les silhouettes et les visages des kapos, des surveillantes et des SS ne sont pas assez dessinés pour qu’on puisse adopter une attitude vis-à-vis de ces personnages, les trouver meilleurs ou pires ». A mon sens, ce passage vise davantage à décrire les intentions romanesques de l’auteur plutôt qu’à présenter un livre imaginaire. Bernhard Schlink fournit probablement dans cet extrait une clef de lecture pour son ouvrage où les personnages ne sont finalement ni bons, ni méchants, mais tout simplement humains.

Le chapitre 2 de la partie 2 est essentiel car il replace le contexte du procès. L’auteur – lui-même ancien étudiant en droit – nous apprend que les procès sur les camps de concentration faisaient l’objet de nombreuses discussions et débats dans les années 1950 non seulement au sein des facultés de droit (« On débattait de l’interdiction des condamnations rétroactives » ; « Qu’est-ce que la légalité »), au sein des facultés d'histoire (« L’élucidation du passé ! Nous considérions qu’en participant à ce séminaire, nous étions à l’avant-garde dans ce nécessaire travail ») mais aussi dans la sphère publique (« Il était clair à nos yeux qu’il fallait condamner. Et tout aussi clair que la condamnation de tel ou tel gardien ou bourreau des camps n’était que l’aspect extérieur du problème. Sur le banc des accusés, nous mettions la génération qui s’était servie de ces gardiens et de ces bourreaux, ou qui ne les avait pas empêchés d’agir, ou qui ne les avait pas rejetés »).

Dans le chapitre 13 de la seconde partie, l’auteur opère enfin une digression intéressante sur l’évolution du regard que les hommes portent à cette expérience tragique de l’Histoire que constitue le génocide : « Aujourd’hui, on dispose de tant de livres et de films que l’univers des camps est une partie de ce monde de représentations collectives qui complète le monde de la commune réalité. L’imagination est familière de cet univers et, depuis la série télévisée Holocauste et les films comme Le choix de Sophie et surtout La liste de Schindler, elle évolue en lui et non seulement le perçoit, mais le complète et brode sur lui. A l’époque,  l’imagination bougeait à peine ; elle estimait que le choc dû à l’univers des camps ne se prêtait pas au travail de l’imagination. Elle regardait perpétuellement les quelques images dues aux photographes alliés et aux récits des déportés, jusqu’à ce que ces images figent et deviennent des clichés ».  
A mon sens, cet extrait est le plus important de l'ouvrage. L’auteur y démontre qu’il n’est pas dupe du processus dans lequel il s’inscrit. Son histoire constitue un énième élément qui s’ajoute aux multiples essais romancés écrits jusqu’à présent. Les exemples qu’il choisit sont cependant révélateurs d’une tendance que nous avons déjà signalée sur ce blog et qu'il met en valeur, à savoir une appropriation progressive du passé génocidaire par les américains.

Cependant, l’adaptation cinématographique américaine projetée en salle depuis le 15 juillet 2009 suscite des interrogations…


La confusion d'un film américain sur la mémoire allemande

Ce film est indéniablement une réussite. Kate Winslet réalise une prouesse d’actrice dans le rôle d’Hanna et son oscar est largement mérité pour ce rôle. Cependant, plusieurs éléments qualifiés par certains journalistes de maladresses, par d’autres d’antisémitisme, rendent l’adaptation problématique. A la fin du film, l’enchaînement de deux plans est trop évident pour ne pas signaler un dérapage dont le réalisateur aurait pu faire l’économie. On voit tout d’abord la cellule sombre et misérable d’Hanna qui vient de se suicider après avoir purgé une peine de dix-huit ans en prison. Puis, sans transition, on découvre le sublime et richissime appartement new-yorkais de la jeune fille rescapée des camps et dont le témoignage est à l’origine de la condamnation d’Hanna. On découvre alors un personnage bien plus froid et arrogant que le livre ne laissait le présager. La jeune fille a vieilli et elle se montre totalement insensible au sort d’Hanna. Ses réponses sont laconiques et hautaines lorsqu’elle affirme par exemple qu’il existe nécessairement des associations juives au profit des analphabètes… « encore que l’analphabétisme ne soit pas précisément un problème juif ».

Le réalisateur a vraisemblablement souhaité grossir suffisamment le trait des personnages afin de rendre intelligible au cinéma toute la complexité des notions de culpabilité et de victimisation travaillées par Bernhard Schlink dans son ouvrage. Nous sommes cependant forcés de constater qu’il a échoué dans cette entreprise et que la subtile esquisse des mots devient un véritable brouillon sous l’œil des caméras.


La mémoire américaine de l'Holocauste en cours de transition...

Il convient d’essayer de comprendre toute la signification ce passage du film où, comme dans chaque production hollywoodienne, chaque seconde est sensée avoir été analysée avant diffusion. C’est pourquoi je proposerais de mettre en relation The Reader avec un autre film américain qui a été réalisé dans la même période : The Inglorious Basterd de Quentin Tarantino dont voici la bande-annonce :




Bien que ce film soit un véritable chef-d’œuvre, j’ai été particulièrement troublé par les scènes finales au cours desquelles les principaux dirigeants nazis sont exterminés alors qu’ils sont enfermés dans un cinéma. Bien entendu, difficile de ne pas voir dans la thématique de l’enfermement un rappel trop évident aux chambres à gaz.
Le malaise survient cependant d'un autre élément, lorsqu’au moment où le cinéma prend feu, le visage d’une jeune femme juive apparaît en gros plan sur l’écran pour hurler que son visage est « le visage de la vengeance juive » qui finit par s’envoler en fumée tel un spectre qui viendrait hanter les survivants. La réponse des juifs à la violence serait donc... encore la violence !

Au cours de ce massacre, d’autres personnages transformés en bombe-humaine interviennent pour se venger des nazis. Encore une fois, il est permis de s’interroge sur l’utilisation d’un tel procédé dans une fiction alors que nous savons que l’usage de ces bombes-humaines est aujourd’hui l’une des pratiques les plus courantes utilisées par les mouvements terroristes palestiniens en Israël.

Sans qu’il soit encore possible d’identifier clairement la nature des modifications, ces quelques indices doivent nous faire comprendre que la mémoire de l’Holocauste est en cours en cours d’évolution au sein de la société américaine. La victimisation militante identifiée par Peter Novick dans son ouvrage fondateur (L’Holocauste dans le vie américaine, Gallimard, 2001) est donc sur le point d’être dépassée et nécessitera probablement bientôt une actualisation de ses conclusions.

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