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C'est Quoi ?

  • : Histoire, Mémoire et Société (ISSN : 2261-4494)
  • : Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
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  • Mickaël BERTRAND
  • Citoyen, historien et enseignant, j'ai souhaité partager sur ce blog mes réflexions quotidiennes sur la place de l'histoire et de la mémoire dans l'actualité nationale et internationale.
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Cherche La Pépite

23 avril 2011 6 23 /04 /avril /2011 14:25

 

Le dernier film de Patricio Guzmán est une magnifique réflexion sur le temps. Le réalisateur chilien expatrié en France n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai. Il travaille avec obstination depuis plusieurs décennies sur l’histoire et la mémoire de son pays, s’interrogeant bien avant la plupart des historiens sur ce couple infernal qui entretient une relation adultère dans son pays natal.

Nostalgie de la lumière a été choisi pour figurer dans la sélection officielle du Festival de Cannes 2010 et a reçu le prix du meilleur documentaire de l’European Film Academy cette même année. Il sera disponible en DVD à partir du 3 mai 2011.

A partir d’images soignées, travaillées, et magnifiquement  montées, Patricio Guzmán développe avec brio une frustration mémorielle particulièrement originale lorsqu’on l’observe depuis la France.

 

Le désert d’Atacama : « les portes du passé »  

Ce film développe tout d’abord une réflexion épistémologique sur la temporalité.

Le réalisateur s’est rendu pour cela dans un lieu original : le désert d’Atacama. Après avoir dépassé l’impression de vide et d’immensité qui caractérise généralement cet endroit, il s’est arrêté sur les hommes et les femmes qui le parcourent et qui l’habitent presque quotidiennement : les astronomes, les archéologues, et les femmes recherchant les ossements de leurs proches disparus sous la dictature d’Augusto Pinochet.

Les astronomes ont les yeux levés vers le ciel à la recherche des origines du monde. Le désert d’Atacama au Chili est en effet un lieu privilégié pour l’observation des étoiles en raison de son aridité (dans certaines zones, la pluie n’est pas tombée depuis plus de 400 ans), de sa faible couverture nuageuse, d’une atmosphère particulièrement fine et d’une pollution lumineuse presque inexistante. Ainsi, plusieurs dizaines de télescopes y ont été installés. Cette situation géographique favorable se double d’un intérêt populaire selon Patricio Guzmán. Les Chiliens se seraient passionnés pour l’astronomie car cette science permettrait de mieux comprendre les origines de l’humanité. Aussi surprenant que cela puisse paraître, l’astronome interrogé par le réalisateur confirme qu’il est une sorte d’ « archéologue de l’espace » puisque, malgré la vitesse de la lumière, les phénomènes qu’il observe dans l’univers ne lui parviennent que plusieurs années après leur réalisation.

Telescope-dans-le-desert-d-Atacama-au-Chili.jpg Télescope dans le désert d'Atacama au Chili

 

Parallèlement, au pied des télescopes géants, des archéologues travaillent aussi dans le désert d’Atacama qui rassemble plusieurs milliers d’inscriptions précolombiennes. Cette dimension est la moins développée par Patricio Guzmán et c’est regrettable tant la beauté des dessins étonne le spectateur européen habitué à la décrépitude des traces archéologiques sur un continent aux climats plus humides. On saisit pourtant rapidement la contradiction d’une telle situation : alors que l’astronome part à la recherche des mystères du « Big Bang » avec la tête dans les étoiles, l’archéologue affirme d’un ton péremptoire que « nos origines sont dans le sol ».

gravure-rupestre-precolombienne.jpg Gravure rupestre précolombienne 

 

Ce dernier est a priori soutenu dans cette quête par quelques femmes qu’il croise régulièrement sur son chemin. Munies de petites pelles, elles creusent au milieu des cailloux, effritant entre leurs doigts des morceaux de terre qui partent en poussière. Un petit bloc blanchâtre résiste parfois et s’accroche sur la peau usée de ces chercheuses anachroniques : pour ces archéothanatologues improvisées, ce n’est pas l’or qui a le plus de valeur, mais le calcium. Ces os qu’elles ramassent à la pelle, ce sont ceux de leurs proches, victimes torturées de la dictature Pinochet.

Femmes-des-victimes-de-pinochet.jpg Femmes des victimes de la dictature d'Augusto PInochet

 

Le désert d’Atacama est donc parcouru quotidiennement par des hommes et des femmes qui se croisent sans vraiment se remarquer et sans savoir que ce lieu les rassemble plus qu’il ne les regroupe. Patricio Guzmán évoque avec finesse et intelligence les « portes du passé » pour qualifier cet espace multi-mémoriel

 

Une tension mémorielle originale

Ce que le réalisateur propose, sans que sa caméra ne l’impose, c’est aussi une réflexion politique sur les différentes lectures du passé. Il faut pour cela connaître au préalable l’œuvre de Patricio Guzmán dont l’un des fils rouges repose sur la compréhension de l’histoire politique de son pays.

Il n’est pas question dans ce film de revenir sur Salvador Allende ou Augusto Pinochet. Ses précédents films qu’il faut voir absolument ont déjà admirablement rempli cette mission. Nostalgie de la lumière se propose en quelque sorte d’écrire la synthèse de l’œuvre du cinéaste en s’interrogeant sur la mémoire, après avoir contribué à l’écriture de l’histoire.

C’est alors qu’il lève une contradiction restée invisible jusqu’à présent : le Chili (car sa galerie de portraits rend difficile l’usage de l’expression généralisante « Les Chiliens ») n’est pas parvenu à apaiser son travail de mémoire. Bercé par le prestige d’être le lieu où s’effectue la mesure des traces de l’histoire de l’humanité, le Chili oublie dans la douleur son histoire nationale la plus proche.

Les questions se bousculent alors dans la tête du spectateur européen : comment et pourquoi ce travail mémoriel n’a-t-il pas pu se développer quand de l’autre côté de l’Atlantique (voire sur son propre continent, aux latitudes nord) la mémoire immédiate est omniprésente ?

Patricio Guzmán semble d’ailleurs s’amuser de cette contradiction que son parcours individuel lui permet d’observer mieux que n’importe qui. Il n’ose pas rappeler que le Chili est l’un des pays d’Amérique du Sud qui a accueilli le plus d’anciens nazis, mais il le sous-entend par des parallèles constants. Il s’attarde donc sur les camps de concentration, sur les actes de torture et sur la mise en place d’un système de disparition des corps des opposants politiques. La comparaison doit cependant s’arrêter à ce stade car les différences priment et permettent d’expliquer en partie les divergences des modèles mémoriels.

La dictature du général Pinochet s’inscrit en effet dans le cadre d’un conflit national dont les effets et conséquences peuvent difficilement être comparés au retentissement de la Seconde Guerre mondiale. A l’issue d’un conflit international, des tractations se mettent généralement en place afin d’établir les responsabilités réciproques et les dédommagements qui doivent en découler. L’objectif étant alors que chacun reprenne sa route individuelle en mettant en place sa propre lecture historique et mémorielle du conflit. Le processus est beaucoup plus complexe lors d’une guerre civile car les opposants d’hier ne peuvent continuer à se tourner le dos dans leur propre pays. Il faut donc trouver un consensus qui passe souvent par la réconciliation dans l’oubli. Cette méthode a notamment été mise en place en France à l’issue des Guerres de Religion. L’édit de Nantes prônait alors « l’oubliance » pour permettre aux sujets du royaume d’arrêter les massacres qui saignaient la France depuis quatre décennies. C’est a priori le chemin emprunté actuellement par la société chilienne où les femmes qui cherchent dans le désert dérangent, et où leurs enfants n’ont pas encore décidé (ou n’ont pas été autorisés) à prendre le relais.

Cette position n’est cependant plus guère acceptable dans un monde où la mémoire est omniprésente. Une autre solution aurait donc consisté à juger le général Pinochet pour les crimes qu’il a commis. Cette éventualité  a cependant disparu avec le dictateur en 2006.

Il serait enfin possible d’envoyer au tribunal à sa place ses principaux collaborateurs qui joueraient ainsi le rôle de bouc-émissaire apaisant la mémoire d’une société. N’est-ce d’ailleurs pas l’option qui a été choisie par Israël lors du procès Eichmann, ou plus récemment par le Cambodge pour l’ancien Khmer Rouge Douch ? Une telle possibilité nécessite cependant que le Chili reconnaisse la constitution de deux groupes distincts en son sein : les bourreaux et les victimes. Or, les autres films réalisés par Patricio Guzmán montrent que cette lecture de l’histoire politique est actuellement inenvisageable tant que la population n’aura pas la possibilité de jeter un regard apaisé sur son passé.

 

Pour une histoire de la mémoire au Chili

Faut-il dès lors souhaiter un changement de paradigme au Chili tels que Patricio Guzmán et les historiens qu’il interroge l’appellent de leurs vœux ? L’émergence d’une mémoire de la dictature est-elle possible ? Le Chili pourra-t-il éviter la multiplication des mémoires qui viendront faire exploser le consensus construit sur l’oubli ? La mémoire ne va-t-elle pas systématiquement passer par une simplification archétypale qu’il faudra ensuite déconstruire à nouveau pour démonter les stéréotypes manichéens ? En somme, le Chili ne pourrait-il pas imaginer une autre voie originale dans la construction de sa mémoire ?

Celle-ci pourrait passer par exemple par la reconnaissance de ces corps que les femmes déterrent inlassablement depuis des années. L’originalité de la dictature chilienne repose en effet sur une faille que n’a pas commise son homologue nazie : malgré ses efforts, elle n’est pas parvenue à faire disparaître l’intégralité des traces de ses victimes. Des morceaux infimes et anonymes persistent encore et toujours dans ce désert d’Atacama où rien ne semble pouvoir s’oublier. Ne serait-il donc pas possible d’envisager que ce lieu devienne celui de la réconciliation autour duquel se rassembleraient les Chiliens, mais aussi l’ensemble des hommes ?

Galerie-de-portraits-des-victimes-de-Pinochet.jpg

Galerie de portraits des victimes de la dictature d'Augusto PInochet

 

La symbolique amorcée par Patricio Guzmán est trop belle pour ne pas être approfondie. A la fin de son film, il ajoute à son rôle de réalisateur celui d’acteur et provoque une rencontre entre les astronomes et les femmes du désert. Ne peut-on pas imaginer que cette réunion puisse s’élargir aux archéologues, aux historiens, aux sociologues, aux cinéastes, aux rescapés de la dictature, aux militaires et tout simplement, aux hommes et aux femmes du Chili et d’ailleurs ? La tête dans les étoiles et les pieds sur terre, ce serait l’occasion de mettre à contribution l’art et l’intelligence au service d’une histoire et d’une mémoire commune. Là où l’homme cherche avec acharnement les traces de ses origines, ne pourrait-il pas consacrer un peu de son temps et de son énergie à entretenir aussi les traces les plus honorables de son passage sur la Terre ?

C’est d’ailleurs peut-être le projet que le réalisateur appelle de ses vœux lorsqu’il conclue son film par ses mots magnifiques : « Je suis convaincu que la mémoire a une force de gravité. Elle nous attire toujours. Ceux qui ont une mémoire peuvent vivre dans le fragile temps présent ; ceux qui n’en ont pas ne vivent nulle part ».

 nostalgie-de-la-lumiere.jpgAffiche du film Nostalgie de la Lumière de Patricio Guzmán

 

Nota bene : je remercie très chaleureusement la société Dark Star Presse et le réalisateur Patricio Guzmán qui m’ont envoyé le film à l’origine de cet article.

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