Au mois d’avril 2008, des associations de lutte pour les droits de l’homme et des associations d’homosexuels avaient dénoncé ensemble le logiciel
Ardoise qui proposait aux policiers de remplir par informatique des dépôts de plainte indiquant des informations telles que « permanent syndical
», « sans domicile fixe », « homosexuel ». Après quelques semaines de résistance, sommée de s’expliquer auprès de la Haute autorité de lutte contre les
discriminations (Halde) et de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), Michèle Alliot-Marie avait été contrainte de reculer et d’abandonner cet outil qu’elle avait mis en
place sans aucune concertation avec les autorités compétentes.
Cet été, profitant encore une fois de la période estivale pour ne susciter aucun débat public, le gouvernement récidivait sa tentative par un décret publié au
Journal Officiel du 1er juillet 2008. Ce dernier autorisait alors la mise en place d’un nouveau fichier policier se présentant sous le prénom innocent
d’EDVIGE (Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale). Il a pour objectif de recenser toute personne « ayant sollicité, exercé ou
exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui joue un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif »… En somme, tout le monde est plus ou moins
concerné par cette définition voulue très vague. Les mineurs n’en sont pas exclus puisque ce fichage prendra effet dès l’âge de 13 ans. Last, but not least…cet outil permettra de
compiler des renseignements sur l’état civil, les déplacements, l’appartenance ethnique, la vie sexuelle, les opinions politiques, philosophiques, religieuses, les appartenances syndicales et
associatives, mais aussi des photographies.
Jusqu’à présent, point d’histoire dans cette affaire qui n’en suscite pas moins l’indignation du citoyen. Ce sont en revanche les actes de militance de quelques
associations d’homosexuels qui ont introduit dans ce dossier des aspects historiques. Il s’agit plus précisément du Collectif contre l’homophobie (CCH), présidé par Hussein Bourgi, qui
commettait le 14 avril 2008 un communiqué de presse où il rappelait que « sans remonter à la période sombre de la Seconde Guerre mondiale pendant laquelle des membres de certaines
minorités furent fichés et déportés, nous voulons rappeler le fichage (par les brigades mondaines) et le harcèlement policier subi par de nombreuses personnes (notamment homosexuelles) des années
50 aux années 70 ».
De telles affirmations m’ont particulièrement et personnellement attristé car, en octobre 2007 (bien avant que toute cette affaire éclate), j’avais invité Hussein
Bourgi à un colloque que j’organisais à l’Université de Bourgogne sur la déportation pour motif d’homosexualité en France. Au cours de cette manifestation, je présentais aux côtés de spécialistes
français de cette question (Florence Tamagne, Marc Boninchi et Arnaud Boulligny), les conclusions de deux années de recherches sur la thématique spécifique du fichage des homosexuels avant et
pendant l’occupation. Or, toutes les archives administratives démentent rigoureusement l’existence d’un fichier national des homosexuels à cette époque. Au contraire, les maires
de Cannes et de Nancy qui mettent en place en 1939 des fichiers locaux afin de recenser les homosexuels de leurs villes qui se livrent à la prostitution (et uniquement ceux-là) sont vivement
rappelés à l’ordre par le ministre de l’Intérieur Albert Sarrault qui considère que de telles dispositions sont « contraire à l’ordre public » et qui leur ordonne par
l’intermédiaire des préfets d’arrêter immédiatement cette pratique.
Certes, quelques fichiers ont été malgré tout conservés. Notamment, la surveillance fût maintenue dans le port de Toulon où il s’agissait alors de protéger la
réputation des marins militaires français attaquée par des organes de presse antimilitaristes et communistes ; c’était également le cas dans la ville provinciale de Dijon où, entre 1920 et
1936, un brigadier semble s’être fait le spécialiste de la surveillance des homosexuels. Son activité n’était pourtant nullement consignée sous une autre forme que divers procès verbaux. A aucun
moment il n’a obtenu l’autorisation de concrétiser ses contrôles nocturnes par la constitution d’un fichier de recensement des homosexuels dijonnais. Au contraire, lors de l’arrêt de ses
fonctions, personne ne poursuit son œuvre.
Historiquement parlant, il n’est donc actuellement pas permis d’affirmer que la déportation des homosexuels français ait eu pour origine l’existence d’un fichier
préexistent. J’ai donc poursuivi mon analyse afin de comprendre pourquoi, pendant de longues années, une telle thèse avait pu être véhiculée sans que personne ne songe à la contester. C’est alors
que j’ai mis en place les premiers éléments théoriques de ce processus que je désigne désormais comme une « construction mémorielle ». Au cours des années
1970, alors qu’ils faisaient effectivement l’objet de surveillances étroites suite à l’apparition des premiers mouvements contestataires de libération homosexuelle, les précurseurs du
militantisme homosexuel moderne ont été confrontés pour la première fois à l’histoire de la déportation de leurs prédécesseurs, jusqu’alors laissée aux oubliettes. D’obscures liaisons mentales se
sont ainsi effectuées. Dans un souci de marquer la continuité entre le passé et le présent, les fondateurs du Front homosexuel d’action révolutionnaire (Fhar) n’ont pas hésité à qualifier la
disposition prise sur la discrimination de la majorité sexuelle des homosexuels par le régime de Vichy et perpétuée par le gouvernement provisoire de « loi Pétain – De
Gaulle ». Dans la même logique, les homosexuels français des années 1970 ont donc pensé être les victimes d’une persécution policière similaire… alors que les faits et le contexte
étaient tout à fait différents.
Aujourd’hui, c’est cette dérive mémorielle qui persiste et qui conduit parfois à des approximations. Ainsi, Hussein Bourgi répondant en juin 2008
aux questions du journal Têtu qui l’interrogeait sur les exemples de fichage des homosexuels ayant existé par le passé : « Le fichage a conduit des millions de personnes
dans les camps de déportation et d’extermination pendant la Seconde Guerre mondiale. Ce fut le cas des Juifs et d’autres catégories de victimes. Le sujet est beaucoup trop sérieux pour le réduire
à une controverse récente sur le fichage ou l’absence de fichage des homosexuels en France pendant cette période ».
Je me suis senti quelque peu concerné par cette accusation de « controverse » mais je ne peux que répéter encore et toujours, sous l’autorité des
archives administratives, que pour l’instant rien ni personne n’est en mesure de présenter des preuves que la déportation des homosexuels français ait été commise par l’intermédiaire d’un
fichier.
Je comprends bien l’intérêt symbolico-médiatique que permettrait une telle situation. Il est en effet beaucoup plus marquant à l’esprit du badaud d’affirmer que le
gouvernement actuel renoue avec des pratiques vichystes, considérées par certains de néo-nazies. Or, l’historien ne peut pas laisser dire et écrire plus longtemps de telles erreurs.
Bien au contraire, j’inviterais modestement les diffuseurs de cette thèse à s’en démarquer judicieusement. Car ce que tente de faire actuellement notre gouvernement
est bien plus grave et dangereux que ce qu’ont pu faire tous les autres gouvernements précédents. En effet, depuis cinquante ans, la définition du mot « fichier » a subi les
influences de l’histoire et ne recouvre plus exactement la même réalité matérielle. Tandis que les possibilités étaient jadis limitées à des petites fiches en carton, facilement perdues et
difficilement utilisables, les potentialités informatiques modernes permettraient désormais à Michèle Alliot-Marie (ou à tout autre individu qui pourrait s’emparer de cette base de données au
sein même de la police) d’obtenir en seulement quelques clic une liste exhaustive des homosexuels français, accompagnée de leurs coordonnées et de documents permettant ensuite d’exercer sur eux
une pression ou un éventuel chantage.
En somme, EDVIGE n’est pas la petite-fille de Vichy, mais bien la progéniture assumée et revendiquée du gouvernement sécuritaire de Nicolas Sarkozy.
Et finalement…c’est bien pire !
Post scriptum : Les obligations éditoriales n’étant pas assujetties à l’actualité, les actes du colloque au
cours duquel ces recherches ont été plus longuement et rigoureusement présentées sont actuellement en cours de rédaction.