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C'est Quoi ?

  • : Histoire, Mémoire et Société (ISSN : 2261-4494)
  • : Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
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  • Mickaël BERTRAND
  • Citoyen, historien et enseignant, j'ai souhaité partager sur ce blog mes réflexions quotidiennes sur la place de l'histoire et de la mémoire dans l'actualité nationale et internationale.
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Cherche La Pépite

29 octobre 2011 6 29 /10 /octobre /2011 09:48

 L'Histoire du mois d'octobre consacre un dossier au travail et de très belles pages au thème annuel des Rendez-Vous de l'Histoire de Blois : L'Orient.

 

L-Histoire-n--368.jpg

 

Ces pages contiennent néanmoins quelques références mémorielles intéressantes (essentiellement bibliographiques en ce mois d'octobre) et à approfondir :

 

1. Le grand désenclavement du monde

 

le-grand-desenclavement-du-monde.jpg

 

Le compte-rendu de cet ouvrage de Jean-Michel SALLMANN (Payot, 2011) est peu flatteur dans les pages de l'Histoire. Il faut avouer qu'à l'inverse de nombreux historiens que nous avons déjà cités sur ce blog tels Jack Goody, l'auteur semble assumer un peu trop visiblement une orientation idéologique qui a suscité de nombreux débats aux Rendez-Vous de l'Histoire de Blois.

En parallèle au développement des Global Studies, le champ mémoriel s'élargit à l'échelle mondiale alors qu'il était contonné jusqu'à présent à l'échelle nationale, voire régionale (comme le montre la référence suivante dans cet article). A ce niveau d'analyse, il est tout autant question d'histoire que de géopolitique contemporaine. A une époque où l'Europe est contrainte de faire appel aux capitaux chinois, indiens et brésiliens, les discours relativisent progressivement la place de notre continent dans l'histoire mondiale... jusqu'à ce que les historiens chinois, indiens et brésiliens produisent peut-être eux-mêmes des discours qui recouvreront les voix occidentales.

 

2. Vendée. Du génocide au mémoricide

 

vendee-genocide-memoricide.jpg

 

On peut difficilement adopter un titre moins commercial et plus provocateur.

Le magazine signale l'édition du nouveau livre de Reynald Secher qui avait déjà suscité de nombreux débats en 1986 avec un ouvrage similaire : Le Génocide franco-français : la Vendée-Vengée (PUF).

L'objet risque de naviguer entre deux extrêmes : soit la polémique, soit l'ignorance. Quoiqu'il en soit, c'est l'occasion de découvrir le parcourrs atypique d'un auteur original qui préside notamment une association intitulée Mémoire du futur. Club philosophique visant à perpétuer les travaux de Paul Ricoeur me direz-vous ? Pas du tout : il s'agit d'un groupe militant pour la restauration d'une chapelle et la construction d'un mémorial des Guerres de l’Ouest.

Décidément, l'homme ne craint pas les formules ambitieuses...

 

3. Histoire, Mémoire et témoignage d'Annette Wieviorka

Enfin, impossible de ne pas signaler ce dernier ouvrage constitué d'entretiens entre Séverine Nikel et Annette Wieviorka (L'heure d'exactitude. Histoire, mémoire, témoignage, Albin Michel, 2011).

 

Annette-Wieviorka.jpg

L'historienne qui a tant contribué aux études mémorielles dresse un bilan de son itinéraire, de ses fonctions et de ses recherches qui continuent à nourrir le débat historiographique.

 

Bonne lecture !

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27 octobre 2011 4 27 /10 /octobre /2011 08:50

 

La revue Le cartable de Clio consacrée aux questions de didactiques de l'histoire vient de sortir son dernier numéro avec un dossier sur les musées, l'histoire et les mémoires.

 

cartable-de-l-histoire.jpg

 

Voici le sommaire :

 

Charles Heimberg et Mari Carmen Rodríguez, Université de Genève
Musées, histoire et mémoires. En guise d’introduction


Yannis Thanassekos, Université libre de Bruxelles
Pluralité de mémoires, pluralité de musées


Julien Mary et Frédéric Rousseau, Université de Montpellier
Visiter des musées d’histoire des conflits contemporains. Premiers éléments pour une muséo-histoire


Mari Carmen Rodríguez, Université de Genève
Tourismes mémoriels et espaces muséifiés


Alain Battegay, LAMES, Université de Provence et Centre Max Weber, Lyon et Saint-Étienne
Espaces muséaux entre vitrine et paysage mémoriel et historique. L’expérience du réseau Memorha et le redéploiement des mémoires et de l’histoire de la Résistance et de la guerre (1939-1945) en région Rhône-Alpes


Geneviève Erramuzpé, Maison d’Izieu
Présentation de la Maison d’Izieu, mémorial des enfants juifs exterminés


Philippe Hanus, Université de Grenoble 2
Clio au pays des terroirs… La Seconde Guerre mondiale dans le Parc naturel du Vercors


Philippe Olivera, Crid 14-18
«Marne 14-18» à Suippes: la réalisation d’un «musée» local du front (2005-2007)


Sabrina Moisan, Centre commémoratif de l’Holocauste à Montréal
Naviguer entre mémoire, histoire et éducation. Le périple d’un musée d’histoire de l’Holocauste au Québec


Christophe Mauron, Musée gruérien
Le nouveau Musée gruérien. Une région dans le miroir de son patrimoine.

 

La nouvelle exposition sur l’histoire nationale au Landesmuseum de Zurich.
Entretien avec Erika Hebeisen (Julia Thyroff) (traduit par Nadine Fink)


Charles Heimberg, Université de Genève
Musées, histoire et mémoires, avec des élèves

 

*******

 

N'ayant pas accès à cette revue à l'Université de Bourgogne, je n'ai pas encore pu la consulter en détails. J'invite cependant les lecteurs de ce blog qui auraient pu l'avoir entre les mains à nous faire partager leurs impressions en commentaires.   

A priori, cette appropche croisée des questions de mémoires et des espaces muséographiques paraît d'autant plus pertinente qu'elle est rarement étudiée. Nous en avions déjà fait le constat en inaugurant une nouvelle rubrique intitulée "Mémoire de musées" sur ce blog mais aussi en consacrant différents articles à la question du tourisme mémoriel.

Ce dossier est donc particulièrement bienvenu et utile car il permet de rassembler les points de vue complémentaires des muséographes, des historiens et des didactitiens de l'histoire. Sur ce point, j'aurais d'ailleus proposé aux directeurs du dossier l'intervention d'élus qui constituent des acteurs indispensables dans l'élaboration du projet muséographique à la jonction des enjeux politiques, mémoriels et historiens.

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18 septembre 2011 7 18 /09 /septembre /2011 13:19

 

L-Histoire.jpg

 

 

Tous les mois, le magazine de référence français de la vulgarisation des travaux historiques contient de nombreuses pistes de réflexion sur la mémoire, l'histoire et nos sociétés.

A défaut d'une revue ou d'un groupe de recherche spécialisés sur ces questions, nous nous proposons sur ce blog d'en faire régulièrement le recensement puisque cette thématique tend progressivement à s'autonomiser en une nouvelle branche de la recherche.

En complément d'autres travaux publiés dans diverses revues, mais aussi d'ouvrages qui adoptent une perspective mémorielle, nous espérons ainsi saisir sur le vif l'évolution et les enjeux de cette nouvelle grille de lecture historienne.

 

Histoire et Mémoire des rues

Cette question brûlante continue à animer les conseils municipaux à travers la France. Après les polémiques sans cesse rebondissantes des rues "Philipppe Pétain" (que nous avions relaté dans cet article), un nouveau nom cristallise les élus : celui de Robespierre. L'article p. 18 nous apprend qu'il existe des rues "Robespierre" à Montreuil, Bagnolet, Ivry, Brest, Talence et Givors ou encore Reims.

A Paris cependant, la place du marché qui portait jadis son nom a été dépatisée en 1950. Une proposition a récemment été faite pour remédier à cette damnatio memoriae. En vain. Les élus parisiens ont vivement échangé au cours de la séance, mais la mémoire de Robespierre ne semble pas encore suffisament rassembleuse pour lui consacrer une petite plaque.

 

Neutraliser les lieux de mémoire

L'Espagne est décidément très active sur les questions mémorielles depuis quelques années. Après avoir fait voter (tardivement...) plusieurs lois d'indemnisation des victimes de franquisme, le gouvernement s'intéresse désormais à la dépouille de Franco.

La situation est en effet pour le moins surprenante. Les restes de dictateur reposent à la Valle de los Caidos, un immense mausolée commandé par Franco lui-même pour rendre hommage aux combattants nationalistes morts pendant la guerre d'Espagne. Quelques années plus tard, il avait été décidé que le monument religieux accueillerait aussi les dépouilles des combattants républicains.

 

tombe-de-franco.jpg

Mausolée de la Valle de los Caidos

 

Or, depuis quelques mois, la justice espagnole autorise les descendants des victimes du franquisme à récupérer les restes de leurs aïeux qui ne supportent plus de les savoir reposer aux côtés de leurs anciens bourreaux, et surtout du premier d'entre eux.

Par cette décision, le gouvernement espagnol entend stopper cette hemorragie d'un lieu de mémoire qui se vide progressivement de sa substance. En se focalisant sur son occupant le plus célèbre, il entend ainsi protéger la mémoire des combattants et "neutraliser" les tensions. Il n'est pas certain cependant que la translation de la dépouille de Franco suffise, d'autant que sa fille s'y oppose pour le moment.

Une telle opération semble de toute façon bien fragile tant elle s'inscrit en contradiction avec la définition même du lieu de mémoire qui rélève généralement de l'émotion et du partisanisme, non pas de la neutralité.

 

Mémoires de la bataille de Leningrad

Matthieu Buge propose un article très intéressant à l'occasion du soixante-dizième anniversaire du siège de Leningrad (p. 22). Son analyse se termine par une brève perspective mémorielle (comme souvent désormais lorsqu'une commémoration est prétexte à la réactivation de recherches en histoire).

Il nous dresse le portrait de ce qui pourrait être considéré comme une véritable "hystérie mémorielle" :

   - Des cérémonies commémoratives retransmises par les chaînes de télévision nationales,

   - Trois musées strictement dédiés à cet épisode de l'histoire soviétique

   - D'innombrables plaques et statues commémoratives dispercées dans les rues de l'actuelle Saint-Pétersbourg (avec une mention spéciale pour la statue en l'honneur des chats envoyés de Sibérie pour dératiser la ville).

   - Le cimetière mémorial de Piskarevskoïe aux dimensions frémissantes : 26 hectares et 186 fosses communes.

De tels moyens entretiennent une mémoire particulièrement vive de l'évènement en Russie et font dire à Matthieu Buge qu'on peut quasiment considérer cette visibilité comme une forme de propagande.

A entendre certains étudiants russes avec lesquels j'ai eu la chance de discuter au cours de leurs études en France, je ne peux que confirmer cette impression : impossible de leur faire prendre un minimum de recul sur l'écriture officielle de leur histoire. En revanche, leur sentiment patriotique était intact.

Décidément, le modèle mémoriel russe mériterait qu'on s'y intéresse davantage.

 

Mémoires encore confuses de la guerre d'Algérie

Tous les historiens savent que la guerre d'Algérie constitue un sujet passionnant, mais pour lequel il faut avoir les nerfs solides et un esprit de persévérance lorsqu'on décide d'y consacrer ses travaux. Guy Pervillé ajoute à ces qualités une plume particulièrement efficace lorsqu'il s'intéresse aux "disparus d'Algérie", ces civils français enlevés lors du conflit.

Il rappelle qu'environ 25 000 militaires français ont péri dans cette terrible guerre et que leur mémoire est entretenue au mémorial du Quai Branly. Cependant, la mémoire des victimes civiles est quant à elle beaucoup plus problématique.

 

Memorial-guerre-d-Algerie.jpg

 

Le monument ci-dessus permet en effet de voir défiler :

   - Sur la première colonne, les noms et prénoms des soldats et harkis morts pour la France en Afrique du Nord.

   - Sur la deuxième colonne, des messages rappelant la période de la guerre d’Algérie et le souvenir de tous ceux qui ont disparu après le cessez-le-feu. Depuis le 26 mars 2010, ont été ajoutés les noms des victimes civiles de la manifestation de la rue d'Isly, à Alger, le 26 mars 1962.

   - Sur la troisième colonne, les visiteurs peuvent voir s'afficher le nom d'un soldat recherché parmi l'ensemble des noms de la liste.

   - Au sol est gravé : « À la mémoire des combattants morts pour la France lors de la guerre d'Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie, et à celle de tous les membres des forces supplétives, tués après le cessez-le-feu en Algérie, dont beaucoup n'ont pas été identifiés ».

 

C'est sur ce dernier point que portent plus précisément  les travaux de Guy Pervillié qui tente d'affiner progressivement le nombre de ces victimes. A défaut de recherches sérieuses pendant plusieurs décennies, ces données tombent généralement dans une logique de surenchère qui nuit ensuite à une analyse objective et sereine de l'histoire (voire sur ce point les travaux d'Arnaud Boulligny sur les déportés français pour motif d'homosexualité).

Cette question aurait pu faire l'objet de travaux menés dans le cadre de la Fondation pour la Mémoire de la guerre d'Algérie... mais son fonctionnement reste encore bien incertain pour le moment puisque les historiens rappellent, à raison, qu'une telle fondation ne devrait pas être consacrée exclusivement à la mémoire, sauf s'il s'agit justement d'en étudier les logiques et les enjeux d'un point de vue historien.

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12 septembre 2011 1 12 /09 /septembre /2011 12:11

 

C'est avec un très grand plaisir que je vous annonce la sortie de cet ouvrage auquel j'ai eu l'honneur et le plaisir de participer aux côtés de mes anciens "maitres".

 

Commemorer-les-victimes-en-Europe.jpg

David EL KENZ et François-Xavier NERARD (dir.), Commémorer les victimes en Europe (XVIe - XXIe siècle), Paris, Champ Vallon, 2011.

 

 

Le sommaire :

 

INTRODUCTION
Qu'est-ce qu'un lieu de mémoire victimaire?
David El Kenz et François-Xavier Nérard

 

I. Les lieux de mémoire victimaire: une politique d'en haut

1. Mémoire du soulèvement irlandais de 1641 et constructions identitaires dans les îles Britanniques
Karine Bigand

2. La grande famine en Ukraine: la ritualisation de la mémoire du Holodomor par le pouvoir
Sophie Lambroschini

3. Belchite: l'intention d'un lieu de mémoire victimaire (1937-2009)
Stéphane Michonneau

4. La mémoire des villages brûlés pendant la Seconde Guerre mondiale: l’exemple de Khatyn en Biélorussie
Alexandra Goujon

5. Dun-les-Places, village martyr du Nivernais-Morvan (1944-2009) Histoire et investissements symboliques
Jean Vigreux

6. L'anti-charnier: esquisse d'une politique mémorielle nazie
Florent Brayard

 

 

II. Les lieux de mémoire victimaire: une demande sociale

7. Victimes ou martyrs de la Révolution, la victoire des vaincus?
Jean-Clément Martin

8. Le monument commémoratif de Dzidzernagapert à Erevan: l’invention d’un «haut-lieu» de 1967 à nos jours
Taline Ter Minassian

9. Les lieux de massacre des vaincus de la guerre civile finlandaise: un enjeu de mémoire
Maurice Carrez

10. L’Église orthodoxe russe et la mémorialisation de la Terreur
Kathy Rousselet

11. Les cimetières-mémoriaux de Leningrad: l’impossible deuil?
François-Xavier Nérard

 


III. L’échec de lieux de mémoire victimaire

12. Le massacre de la Saint-Barthélemy est-il un lieu de mémoire victimaire (fin xvie siècle-2009)?
David El Kenz

13. Guerre des paysans (1525), guerre de Trente Ans (1618-1648): des mémoires victimaires de l’époque moderne?
Claire Gantet

14. Commémorer les chasses aux sorcières en Allemagne: des lieux de mémoire victimaire ambigus
Ludolf Pelizaeus

15. Les lieux de la mémoire polonaise de Katy´n 1943-2010 : d’une forêt à un musée
Piotr H. Kosicki

16. Baby Yar: la mémoire de l’extermination des Juifs en Ukraine
Iouri Shapoval

17. À la recherche d’un lieu de mémoire victimaire: le cas des déportés homosexuels français
Mickaël Bertrand

 

 

Conclusion
Annette Becker

les auteurs
éléments de Bibliographie

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7 septembre 2011 3 07 /09 /septembre /2011 11:12

 

l'avenir des humanités

Yves CITTON, L’Avenir des humanités : Économie de la connaissance ou cultures de l’interprétation ?, Paris, La Découverte, 2010.

 

Cet essai proposé par un professeur de littérature française à l'Université Stendhal-Grenoble 3 est d'une vivacité remarquable. Son objectif principal est de réhabiliter la place des sciences sociales dans une économie politique qui, en ces temps de "crises", considère comme un luxe ces départements universitaires qui ne produisent pas de technologies et de formules à la rentabilité immédiate.

 

Face à cette croyance un peu courte, Yves Citton propose plusieurs pistes de réflexion :

   1. Dépasser l'opposition entre les sciences dites "expérimentales" et les sciences sociales : l'histoire des sciences montre en effet que les deux domaines se nourrissent mutuellement et que les grandes découvertes scientifiques dérivent toujours à un moment ou à un autre d'une interprétation et de choix socialement construits.

   2. Moderniser notre lecture des sciences sociales à la lueur de notre société contemporaine. Ainsi, l'historien, le philosophe ou encore le littéraire ne doivent plus être strictement considérés comme des "puits de connaissances". La démocratisation de l'Internet permet aujourd'hui à chacun d'accéder à des montagnes de connaissances que même un Socrate ou un Montaigne n'auraient pas été en mesure de maîtriser.

   3. D'où cette idée essentielle résumée par le titre de l'essai : passer d'une économie de la connaissance à une culture de l'interprétation. En somme, la valeur ajoutée des sciences sociales doit être revendiquée dans sa capacité à proposer des lectures du monde, mais aussi à entretenir de potentielles réinventions du monde. 

 

Rien de révolutionnaire en somme, mais un rappel salutaire, actualisé et  bien argumenté.

L'entreprise s'inscrit dans une démarche résolument citoyenne visant à rappeler que chaque homme est interprète du monde qui l'entoure et qu'il doit sans cesse veiller à ne pas être dupe des connaissances qu'on lui lance quotidiennent au visage... dans les médias, sur l'histoire et la mémoire par exemple !!!

 

D'autres comptes-rendus de l'ouvrage d'Yves CITTON :

   - La vie des idées

   - Lectures, sur revue.org

   - A écouter sur France Culture

 

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24 juin 2011 5 24 /06 /juin /2011 14:49

Marc-ferro.jpg

Marc FERRO (avec Isabelle VEYRAT-MASSON), Mes histoires parallèles, Paris, Carnets Nord, 2011.

 

C’est un exercice difficile que celui de se retourner sur son parcours et d’essayer d’y jeter un regard objectif et utile. L’exercice est d’autant plus compliqué pour un historien habitué à travailler à partir de sources sur lesquelles il exerce habituellement une distance critique. Certains, sous la direction intellectuelle de Pierre Nora, se sont essayés à l’expérience de l’ego-histoire, rarement reprise depuis. D’autres ont préféré enterrer rapidement la douloureuse épreuve d’introspection professionnelle imposée désormais à tout candidat pour l’habilitation à diriger des recherches (HDR).

Marc Ferro, qui ne fait décidément rien comme les autres, a décidé de ne pas rester seul dans cette épreuve. Il s’est ainsi entouré de la remarquable plume d’Isabelle Veyrat-Masson dont nous avons déjà signalé les travaux sur ce blog. Le résultat final est remarquable et j’en recommande vivement la lecture aux jeunes étudiants indécis devant la perspective d’un long cursus d’études en histoire (après Apologie pour l’histoire de Marc Bloch que l’on devrait mettre en priorité entre toutes les mains lycéennes comme remède aux amphithéâtres désertés). 

 

Marc Ferro s’explique tout d’abord sur le choix du titre qui résume la logique de cette entreprise : Mes histoires parallèles est un mélange subtilement dosé entre « l’histoire en train de se faire et l’histoire, cette discipline que les Annales m’ont appris à analyser » (p. 17). Il joue donc sur ces deux registres qui constituent les deux premières parties du livre (« les épreuves de l’histoire » et « l’histoire par les preuves »). Il arrive d’ailleurs que ces deux histoires se croisent par inadvertance comme en 1994 lorsque l’auteur travaille sur des archives des Actualités françaises pour la série documentaire Histoire parallèle (autre clin d’œil au titre) et qu’il découvre que sa participation aux défilés de la victoire à Lyon ont été immortalisées en vidéo :

 


 

L’auteur a en effet été acteur de nombreux éléments de l’histoire du XXe siècle qui interrogent encore largement les historiens : le recensement des Juifs de France en 1941, la Résistance, la guerre d’Algérie, etc. Le récit de Marc Ferro n’est pourtant pas péremptoire. Il se contente de développer une version, en précisant régulièrement qu’elle n’est pas infaillible et que l’œil du témoin, même averti, ne jouit d’aucune forme d’autorité intrinsèque. Une telle démarche, modeste et honnête, suscite assez rapidement la sympathie et la confiance du lecteur.

 

Le propos est cependant parfois plus surprenant, laissant percevoir un esprit toujours vif et impertinent. Ainsi, l’auteur se démarque-t-il d’une vision héroïque de l’engagement en Résistance en affirmant qu’il ne connaissait lui-même  pas vraiment la nature du réseau dans lequel il s’engageait au départ. Quelques pages plus loin, il frôle franchement l’iconoclasme en affirmant « qu’à cette époque, pour beaucoup, le maquis était un ramassis de voyous et de terroristes » et que, pour cette raison, de potentiels engagements ont avorté. C’est pourquoi il hésite même à mentionner son passé de résistant à Pierre Renouvin lorsqu’il le rencontre après la guerre.

D’une manière générale, le ton de Marc Ferro étonne par sa franchise. Il rappelle ainsi avec aplomb (et un peu d’agacement) que peu d’historiens français lui accordent de légitimité pour ses travaux sur la guerre de 1914-1918. Et pourtant, c’est bien lui qui, à 86 ans, a été choisi pour diriger le Conseil scientifique du Musée de la Grande Guerre à Meaux qui ouvrira en 2011. A l’inverse, il ne s’invente pas non plus une passion viscérale et immémoriale pour l’histoire, minimisant ses ambitions de jeunesse : « Pour moi, à cette date, c’était le professeur de philo qui formait les esprits. Le professeur d’histoire proposait des récits et puis, de temps en temps, il en tirait des leçons » (p. 276). On est loin, à ce moment, des ambitions des Annales.

 

Au-delà des réflexions introspectives, l’histoire personnelle de Marc Ferro passionnera le lecteur initié car elle donne à voir des portraits résolument humains de nombreuses sommités intellectuelles qui ont croisé son chemin. Au cours de ses études, déjà, il partageait les bancs de l’université avec Annie Becker, célèbre pour les historiens sous le nom d’Annie Kriegel. Plus tard, c’est dans la position inconfortable de candidat à l’agrégation qu’il fait connaissance avec le redoutable Fernand Braudel  qui « présidait le jury et […] posait des questions impossibles à préparer loin de toute grande bibliothèque » (p. 113). Les deux hommes finiront pourtant par s’entendre et partager une formidable expérience humaine et intellectuelle autour de la revue des Annales… après bien sûr que l’ancien candidat malheureux ait passé un tout autre entretien en présence de… Paulette Braudel. Eclipsée par l’ombre de son célèbre mari, la jeune femme semblait en effet avoir une voix importante dans les décisions de l’historien.

Marc Ferro se permet également de nombreuses remarques incisives qui rendent d’autant plus vivants ses portraits qui pourraient faire grincer quelques dents si les principaux protagonistes n’étaient justement pas décédés. Les querelles d’ego entre Braudel, Mandrou, Renouvin, Le Goff, Richet, Le Roy Ladurie… illustrent un monde universitaire où tous les coups sont permis. Ces mésententes ne sont pas cependant seulement croustillantes, elles sont aussi révélatrices des logiques à l’œuvre dans les orientations historiographiques qui ont été prises par quelques-uns pour des motifs parfois peu scientifiques. On apprend ainsi que la revue des Annales a longtemps fonctionné sous un système peu démocratique où les seuls avis qui comptaient ont été ceux de Fernand Braudel, secondé par Marc Ferro. On se met alors à penser à tous les champs qui sont restés enfermés dans les placards des universités, faute d’avoir convaincu les tenants de la pensée de l’époque. On comprend mieux par exemple pourquoi l’historiographie française du genre est longtemps restée bridée (malgré le génie de Foucault récupéré par les Etats-Unis) quand on apprend que Fernand Braudel refusait de publier Jean-Paul Aron parce qu’il était homosexuel.

Nonobstant, on ne peut qu’être admiratif de la stratégie « impérialiste » mise en place par Braudel, soucieux d’imposer et d’entretenir la suprématie française sur l’historiographie mondiale. Malgré ses excès, c’est peut-être finalement d’un nouveau Braudel dont l’histoire française aurait besoin pour surmonter une « crise » qui n’en finit pas.

 

Le ton n’est cependant pas toujours aussi grave et le récit de Marc Ferro prête également à sourire par son actualité parfois involontaire. Ainsi, lorsque l’auteur commence à enseigner, il nous raconte qu’aucun poste de professeur d’histoire n’est disponible. Par défaut, il se transforme donc en germaniste chargé d’apprendre cette langue à un élève qui progresse bien plus vite que lui.

A plusieurs reprises dans l’ouvrage, Marc Ferro introduit d’ailleurs des digressions sur le métier d’enseignant qu’il a visiblement apprécié et pour lequel il conserve une sympathie profonde : « Cet adjectif « simple » [utilisé par Isabelle Veyrat-Masson pour qualifier les professeurs de l’enseignement secondaire] exprime bien la déchéance qu’ils ont connu depuis les années 1960. Le ministère les a mis sous surveillance, puis ils ont subi le contrôle des parents ; puis des pédagogues aux idées courtes ont déconstruits leur savoir pour leur apprendre à enseigner ce qu’ils ne savaient pas eux-mêmes ; puis avec la démocratisation, on n’a pas adapté les programmes aux besoins de la société, au point que les élèves n’ont plus vu le rapport entre ce qu’on leur enseignait et les exigences de la vie à laquelle ils étaient censés se préparer ». C’est court, incisif, mais tellement frais.

 

Marc Ferro, c’est aussi, et surtout, l’historien que l’on associe aux images et à la télévision. Privé d’une légitimité universitaire sanctionnée par l’institution (il a raté l’agrégation six ou sept fois), il se permet plus facilement d’entrer dans des domaines peu considérés dans les années 1960. C’est donc un peu par hasard, comme souvent dans sa carrière, qu’il est associé à des projets télévisuels qui vont contribuer à sa renommée. Le hasard n’est pourtant pas vain puisque Marc Ferro ne s’est pas contenté de saisir l’opportunité d’un média. Très tôt, il a apprivoisé ce vecteur de communication en montrant qu’il pouvait apporter une valeur ajoutée à l’écriture de l’histoire, à condition de s’interroger sur ses usages et ses potentialités, d’adopter une méthode rigoureuse, et de croiser les sources de différentes natures. Aujourd’hui encore, il demeure l’un des spécialistes dans ce domaine, aux côtés d’Isabelle Veyrat-Masson.

Mais Marc Ferro, c’est aussi l’historien qui, face à un auditoire élargi par la télévision, s’est beaucoup interrogé sur la place et le rôle de l’histoire dans les sociétés. Ces réflexions sur l’enseignement et sur la mémoire développées dans la dernière partie de l’ouvrage sont passionnantes car elles s’élèvent au-dessus d’un débat trop souvent stérile et posent des questions essentielles sur la « formation des mentalités » par le prisme du passé.

 

Au terme de cet ouvrage, quelques mystères demeurent. Nous l’avons vu, le choix d’un plan thématique est très intéressant car il permet de dresser un parallèle entre les différences facette de la carrière d’un homme aux intérêts multiples. Néanmoins, cette méthodologie n’est pas sans limite et, par manque de repères chronologiques, le lecteur saisi mal comment un seul homme a pu gérer sereinement toutes ces carrières, et tous ces projets de front ! S’il était aussi indispensable aux Annales, comment la revue fonctionnait-elle lorsqu’il devait s’absenter plusieurs semaines pour parcourir les centres d’archives russes et les studios télévisés. Comment était-il rémunéré ? Comment a-t-il pu gérer une telle précarité institutionnelle tout au long de sa carrière ? En somme, son cheminement peut-il est considéré comme un exemple de liberté intellectuelle, ou comme une exception que le système actuel ne pourrait plus supporter ?

On regrette également que Marc Ferro ouvre si peu sa réflexion sur l’avenir. Précurseur et novateur durant des décennies, on aurait aimé qu’il nous parle aussi de l’histoire en 2011 et de ses grandes inflexions. Les historiens actuels doivent-ils se saisir de l'Internet comme il s’est jadis saisi du petit écran ? L’histoire est-elle mise en danger par le politique ? Doit-on réformer notre système scolaire ? Universitaire ? Telles sont les questions sur lesquelles nous aurions souhaité connaître le sentiment de Marc Ferro.

 

De cet ouvrage à l’image de son auteur, c’est-à-dire difficile à caractériser dans le paysage historiographique actuel, on retient néanmoins la richesse d’un témoignage utile. Dans son récit, l’historien accepte de livrer avec générosité son expérience, ses pratiques, et ses méthodes. Il nous embarque avec lui dans les centres d’archives russes. Il nous entraîne dans des conférences parfois prestigieuses, et dans d’autres beaucoup plus improbables mais pour lesquelles il mobilise toujours le même sérieux et la même énergie, insistant sur le rôle social et citoyen de l’historien, notamment dans cet extrait particulièrement pertinent à méditer :

« Les sociétés vivent de leur histoire. Leur passé, leur héritage, leurs problèmes, tel est leur héritage ; l’historien aide à conceptualiser le passé, ainsi qu’à mieux remémorer. L’histoire sert surtout à prévenir le retour des catastrophes, autant que faire se peut. Selon Reinhart Koselleck, la science historique constitue une sorte de réservoir contenant des milliers de situations ; et plus on connaît l’issue, les données, mieux on peut résoudre celles qui se présentent à nous. Telle est une des fonctions de l’histoire. Eclairer les sociétés sur leur possible développement.

Or, la plupart des gens ne vivent pas dans l’histoire. Ils vivent leur propre vie. Ils sont assurés contre les incendies, contre le vol ou les accidents ; ils ne sont pas assurés contre l’Histoire, contre les évènements. Quand ceux-ci s’abattent sur eux – ces crises, ces guerres, etc. – ils sont désemparés. L’historien doit les aider à comprendre le sens de ces évènements.

Outre sa fonction instrumentale, l’histoire a également une fonction civique donnant à tous le sens de son appartenance à la nation ou à une autre communauté. Plus que d’autres, les peuples colonisés font appel à l’histoire, que souvent ils s’inventent, pour résister à l’oppression de ceux qui les ont soumis ».

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17 mai 2011 2 17 /05 /mai /2011 15:44

C’est un fait : j’ai grandi avec Loft Story, Secret Story, et autres Star Academy. Je fais donc partie bien malgré moi de cette première génération de la téléréalité dont les philosophes et historiens de la fin du XXIème siècle pourront évaluer sans pitié les ravages (ou les mirages) d’une culture biberonnée par Benji et Nikos.

Alors que j’usais mes pantalons sur les bancs du collège (déjà tous remplacés par ces chaises immondes aux couleurs incofortables), je me souviens néanmoins que la télévision était encore teintée d’un vernis de culture… ou du moins, c’est ce qu’elle prétendait nous faire croire !

Qui n’a pas entendu un soir d’insomnie les philosophes bien-pensants débattre du néant en se donnant des airs convenus appuyés de références stéréotypées ? Je me souviens qu’à l’époque, la mention obligatoire pour discuter de la téléréalité était celle du fameux « Big Brother » de George Orwell. Impossible d’y échapper ! A tel point que c’est ce nom que la société Endemol a choisi pour développer son concept initial d’émission à l’échelle internationale.

Il m’a fallu plus de dix ans pour m’extraire de cette idée pervertie par les multinationales de l’audiovisuel…

 

Profitant d’une nuit d’insomnie, et à défaut de plateau télévisé, je me suis replongé dans 1984 de George Orwell. Il ne faut pas plus de quelques pages pour comprendre que les "intellectuels" invoquant cet ouvrage pour décrire et analyser les excès de la téléréalité n’avaient probablement jamais rien lu d’autre que la notice Wikipédia pour bâtir leurs réflexions. Dans la continuité de La Ferme des Animaux, l’écrivain britannique et ancien sympathisant trotskyste poursuit sa critique acerbe (mais efficace) du communisme soviétique.

L’utilisation de la figure de Big Brother pour analyser un concept strictement capitaliste visant à créer des profits par la diffusion d’images d’individus a priori sans intérêt (et donc sans valeur numéraire) me paraît particulièrement inopérante, voire contreproductive. Ce que dénonce Orwell dans 1984, c’est la constitution d’une force suffisamment puissante pour imposer la captation omniprésente et oppressante d’images quotidiennes visant à renforcer son pouvoir. A l’inverse, la téléréalité profite d’une évolution sociétale qui conduit des individus à réprimer toute intimité et toute pudeur pour se livrer avec indécence aux caméras.

 

L’ouvrage m’a en revanche beaucoup plus inspiré pour la réflexion que Georges Orwell développe autour des notions d’histoire et de mémoire.

Le métier exercé par Winston, le personnage principal, est en effet au centre d’une réflexion sur l’histoire, la mémoire et le pouvoir : il est chargé de réécrire quotidiennement le passé en fonction des aléas politiques. Discrètement, dans un petit bureau sans fenêtre, il reçoit des archives qui ne répondent plus à la lecture officielle. Dès lors, il supprime quelques noms, change quelques dates ou bien invente une nouvelle Histoire visant à faire oublier la précédente. L’archive authentique, qui peut aussi bien être une falsification antérieure devant être réactualisée, est alors détruite par l’intermédiaire d’une fente mystérieuse et judicieusement appelée « trou de mémoire ».

Les archives ne sont cependant pas le seul prisme par lequel opère ce pouvoir totalitaire. Les rares livres d’histoire sont également soumis à une écriture officielle, tandis que l’enseignement de l’histoire, tout comme les historiens, ont été éliminés au profit d’employés tels que Winston qui sont de véritables techniciens bouchant les trous et rafistolant les jointures mal combinées de l’Histoire politicienne.

George Orwell précise aussi que « les statues, les inscriptions, les pierres commémoratives, les noms de rues, tout ce qui aurait pu jeter une lumière que le passé, avait été systématiquement changé ». Ces détails réalistes démontrent à quel point il avait développé sa réflexion sur ce monde infernal prisonnier du présentisme.

 

L’intrigue repose essentiellement sur la mémoire du principal protagoniste qui, impliqué dans la machine à oublier, introduit un grain de sable en refusant de se discipliner lui-même. Se souvenir devient alors un acte de résistance solitaire, puis collectif, pour lequel il va être sévèrement châtié. Menacé et torturé, il doit répéter devant son bureau le slogan du Parti : « Qui commande le passé commande l’avenir ; qui commande le présent commande le passé ».

 

La conséquence la plus profonde de cette pratique totalitaire est l’effacement quasiment irrémédiable de la mémoire sociale. A défaut de repères fixes et tangibles, l’esprit humain refuse progressivement toute inscription pérenne sur son disque dur. Seules les idées les plus simples sont entretenues, à savoir l’adoration du chef protecteur et la détestation de l’ennemi criminel. Peu importe l’ennemi, peu importe ses crimes, peu importe qu’il existe… Seules comptent les pulsions qui dirigent les hommes. Or, à défaut de pouvoir capter les failles et les contradictions du système que la mémoire ne peut retenir, les hommes sont soumis à la plus terrible des manipulations.

Les conclusions de l’auteur sont alors sans appel sur cette situation « La mémoire était défaillante et les documents falsifiés, la prétention du Parti à avoir amélioré les conditions de la vie humaine devait alors être acceptée, car il n’existait pas et ne pourrait jamais exister de modèle à quoi comparer les conditions actuelles ».

 

Outre la qualité littéraire de ce roman, il convient sur ce blog de s’interroger sur son enseignement en 2011 à la lueur d’un monde nouveau qu’Orwell avait anticipé. Certains extraits peuvent alors être lus avec une provocation anachronique qui, toute proportion gardée, ne manquera pas néanmoins de faire réfléchir sur une éventuelle théorisation du contrôle des masses par l'intermédiaire d'un contrôle du passé :

 

1. « Le changement du passé est nécessaire pour deux raisons dont l’une est subsidiaire et, pour ainsi dire, préventive. Le membre du Parti, comme le prolétaire, tolère les conditions présentes en partie parce qu’il n’a pas de terme de comparaison. Il doit être coupé du passé, exactement comme il doit être coupé d’avec les pays étrangers car il est nécessaire qu’il croie vivre dans des conditions meilleures que celles dans lesquelles vivaient ses ancêtres et qu’il pense que le niveau moyen de confort matériel s’élève constamment ».

=> Depuis quelques mois, le gouvernement français a décidé que les élèves de lycée n’apprendront plus l’histoire contemporaine après 1962…

=> Malgré la diffusion des technologies d’information et de communication, plusieurs études montrent que ces réseaux renforcent plus les frontières linguistiques qu’ils ne les dépassent. D’ailleurs, à l’instar de la Chine, les pays occidentaux réfléchissent actuellement à un « Internet civilisé » et mieux contrôlé par les forces politiques.

 

2. « Mais la plus importante raison qu’a le Parti de rajuster le passé est, de loin, la nécessité de sauvegarder son infaillibilité. Ce n’est pas seulement pour montrer que les prédictions du Parti sont dans tous les cas exactes, que les discours statistiques et rapports de toutes sortes doivent être constamment remaniés selon les besoins du jour. C’est aussi que le Parti ne peut admettre un changement de doctrine ou de ligne politique. Changer de décision, ou même de politique est un aveu de faiblesse ».

=> Jouons un peu : je vous mets au défi de retrouver sur le site Internet de l’Elysée des traces de la réception de Mouammar Kadhafi en France en 2007.

 

3. « La mutualité du passé est le principe de base de l’Angsoc. Les évènements passés, prétend-on, n’ont pas d’existence objective et ne survivent que par les documents et la mémoire des hommes. Mais comme le Parti a le contrôle complet de tous les documents et de l’esprit de ses membres, il s’ensuit que le passé est ce que le Parti veut qu’il soit. Il s’ensuit aussi que le passé, bien que plastique, n’a jamais, en aucune circonstance particulière, été changé. Car lorsqu’il a été recréé dans la forme exigée par le moment, cette nouvelle version, quelle qu’elle soit, est alors le passé et aucun passé différent ne peut avoir jamais existé. Cela est encore vrai même lorsque, comme il arrive souvent, un évènement devient méconnaissable pour avoir été modifié plusieurs fois au cours d’une année. Le Parti est, à tous les instants, en possession de la vérité absolue, et l’absolue ne peut avoir jamais été différent de ce qu’il est ».

=> Outre de multiples pressions financières et institutionnelles, l’écriture de l’histoire est aujourd’hui conditionnée par des lois mémorielles issues des instances politiques. Cette fois-ci, la réalité dépasse la fiction que George Orwell aurait pu imaginer.

 

4. « Plus tard, au XXe siècle, il y eut les totalitaires, comme on les appelait. C’était les nazis germains et les communistes russes. Les Russes persécutèrent l’hérésie plus cruellement que ne l’avait fait l’Inquisition, et ils crurent que les fautes du passé les avaient instruits. Ils savaient, en tout cas, que l’on ne doit pas faire des martyrs. Avant d’exposer les victimes dans des procès publics, ils détruisaient délibérément leur dignité. Ils les aplatissaient pas la torture et la solitude jusqu’à ce qu’ils fussent des êtres misérables, rampants et méprisables, qui confessaient tout ce qu’on leur mettait à la bouche, qui se couvraient eux-mêmes d’injures, se mettaient à couvert en s’accusant mutuellement, demandaient grâce en pleurnichant. Cependant, après quelques années seulement, on vit se répéter les mêmes effets. Les morts étaient devenus des martyrs et leur dégradation était oubliée. Cette fois encore, pourquoi ? En premier lieu, parce que les confessions étaient évidemment extorquées et fausses. Nous ne commettons pas d’erreurs de cette sorte. Toutes les confessions faites ici sont exactes. Nous les rendons exactes et, surtout, nous ne permettons pas aux morts de se lever contre nous. Vous devez cesser de vous imaginer que la postérité vous vengera, Winston. La postérité n’entendra jamais parler de vous. Vous serez gazéifié et versé dans la stratosphère. Rien ne restera de vous, pas un nom sur un registre, pas un souvenir dans un cerveau vivant. Vous serez annihilé, dans le passé comme dans le futur. Vous n'aurez jamais existé ».

 => A défaut de pouvoir éliminer le souvenir de son existence (qui a été fort utile jusqu'à présent), les autorités américaines ont fait disparaître le corps de l’ennemi public numéro 1 : Ben Laden. Depuis, le monde assiste à une immense campagne de discréditation par la diffusion d'informations superficielles sur l’addiction au coca-cola, les teintures, ou encore les difficultés d’allocution du terroriste.

 

Pour conclure sur ces extraits à méditer, il n’est bien entendu pas question d’affirmer ici que notre monde serait plus totalitaire que celui imaginé par Orwell, mais plutôt de rappeler qu’aucun monde ne sera jamais à l’abri d’une dérive autoritaire et qu’il est parfois sain de s’indigner avant que cette liberté ne disparaisse.  

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14 mars 2011 1 14 /03 /mars /2011 16:31

 

Les parutions de ce début d’année 2011 confirment l’intérêt grandissant du fait mémoriel en histoire… et confirment surtout l’intérêt intellectuel d’une telle approche dans le renouvellement de notre lecture du passé.

 

Le récit national pour nos enfants : une histoire en miettes

Depuis les années 1980 et l’édition des Lieux de Mémoire dirigée par Pierre Nora, il était généralement admis qu’une sorte de « mythe national » avait été inculqué à nos enfants. Les contributeurs le rappellent à plusieurs reprises dans l’immense somme que constitue cette œuvre magistrale, mais c’est Pierre Nora lui-même qui se charge d’un chapitre sur « Lavisse, instituteur national » dans lequel il qualifie son célèbre manuel d’ « Evangile républicain ». En 1884 déjà, Ferdinand Buisson, directeur de l’enseignement primaire, encensait l’ouvrage dans une lettre à son auteur : « Le voilà, le petit livre d’histoire vraiment national et vraiment libéral que nous demandions pour être un instrument d’éducation, voire même d’éducation morale ! ». 

 Ernest Lavisse Portrait d'Ernest Lavisse

Le Petit LavisseCouverture du manuel Lavisse. Cliquez sur l'image pour lire l'ouvrage sur Gallica.

 

 Depuis cette époque, nous pensons parfois avec fierté et orgueil être protégés de la tentation d’une participation à l’écriture du « roman national » (au sens d’une lecture idéalisée et nationalisée de l’histoire de France). Ayant décelés les dérives de la IIIe République, nous en serions vaccinés. Pour ma part, je préfère laisser à nos successeurs le soin de relire avec le recul nécessaire l’histoire que nous apprenons à nos enfants dans l’école de la République au XXIe siècle. Leurs critiques seront peut-être encore plus virulentes que les nôtres pour le XIXe siècle…

D’autant plus qu’une étude récente menée par Annie BRUTER (à écouter sur ce site) démonte en partie nos certitudes un peu schématiques sur l’apparition de ce « roman national ». A l’occasion d’un séminaire international sur l’enseignement de l’histoire de France avant la IIIe République à l’Institut national de recherche pédagogique, elle montre notamment que ni la Révolution française, ni la IIIe République n’a inscrit l’histoire de France au programme de l’école primaire mais que cet enseignement est une réalisation… du Second Empire ! (plus exactement, une loi est adoptée en ce sens le 10 avril 1867). Il convient donc de relativiser notre lecture téléologique d’un enseignement du « roman national » dont la généalogie reposerait d’abord sur la Révolution, puis sur la IIIe République par l’intermédiaire de ces célèbres hussards noirs de la République. L’usage d’une chronologie plus fine nous permet de remettre partiellement en question la construction du mythe mémoriel.

L’étude d’Olivier Loubes dans l’Histoire (coll n° 44, juillet-sept 2009) avait d’ailleurs déjà partiellement esquissé cette hypothèse en faisant remarquer que le « Petit Lavisse », s’il demeure un best-seller sur le temps long, n’en a pas moins connu des évolutions non-négligeables dans son contenu durant les décennies de son succès.

Le mythe du « roman national » se fissure donc de plus en plus.

 

Mémoire et idées reçues sur la résistance

On retrouve Olivier Loubes dans l’Histoire du mois de mars 2011 pour nous proposer cette fois-ci un compte-rendu du dernier ouvrage de Pierre Laborie : Le chagrin et le Venin ; La France sous l’occupation, mémoire et idées reçues (Bayard, 2011, 360 p.).

 

Le chagrin et le veninPierre LABORIE, Le chagrin et le venin 

 

Je ne m’écarterai guère de son propos lorsqu’il nous explique que Pierre Laborie livre « une magistrale leçon d’histoire sur la mémoire de la France sous Vichy, sur la résistance et les comportements en temps de guerre et sur les conséquences politiques de l’identification actuelle des français à la veulerie supposée de leurs pères ».

On pensait avoir fait le tour de la question avec Henri Rousso ; on s’aperçoit qu’il n’en est rien, que l’on n’a pas encore débusqué tous les usages idéologiques de la mémoire, que le chagrin distille encore efficacement le venin.

La plume de Pierre Laborie est efficace. Elle assène quelques coups ciblés. Elle ajoute surtout un nouveau bataillon dans la guerre des mémoires de la Seconde Guerre mondiale dont personne ne semble vouloir signer l’armistice.

Cette étude doit donc être lue comme un manifeste : celui d’une histoire parmi les mémoires.

 

La fabrique de l’histoire au prisme de la mémoire

La préhistoire n’est pas en reste dans cette relecture des constructions mémorielles. L’ouvrage dirigé par Sophie Archambault de Beaune, Ecrire le passé : la fabrique de la Préhistoire et de l’Histoire à travers les siècles (CNRS éditions, 2010, 425 pages, 29 euros) apporte une solide contribution à ces réflexions restées jusqu’alors très minoritaires dans ce champ historiographique.

 

Ecrire le passé

Sophie A. de Beaune, Ecrire le passé

 

Réunis à l’occasion d’un colloque organisé en 2008 à l’Université Jean Moulin – Lyon III, les différents contributeurs de cet ouvrage montrent comment la préhistoire, et notamment les découvertes archéologiques, ont pu aussi faire l’objet d’une lecture mémorielle non pas seulement à l’époque contemporaine, mais sur le temps long.

Une trentaine d’articles se succèdent et sont autant d’exemples d’utilisations politiques, idéologiques et identitaires de la préhistoire et de ses sources.

Véronique Grandpierre nous en fournit un bon compte-rendu sur le site des Clionautes. Elle cite par exemple ces historiens soviétiques qui présentaient les actions des pirates (latrones) de l’Afrique romaine des IIe et IIIe siècles après Jésus-Christ à la lumière de la lutte de classe, et en faisait du brigandage social. Elle évoque également cette cérémonie organisée en août 1942 et en présence de Philippe Pétain au cours de laquelle des mottes de terres prélevées aux quatre coins de la France dans des lieux chargés de symboles (le bûcher présumé de Jeanne d’Arc, l’île de Sainte-Hélène…) ont été placés sous le monument de Vercingétorix à Gergovie.

Dépassant les frontières chronologiques et territoriales, les contributions rassemblées dans cet ouvrage permettent également d’appréhender quelques grandes lignes d’une histoire mémorielle qui reste à écrire : ainsi, dès le XIIe siècle, le moine Sigebert réussit à présenter l’antique ville de Metz comme l’égale des grandes cités romaines. Plus tard, certains archéologues et historiens de l’art se sont mis au service du nazisme pendant la Seconde Guerre Mondiale afin de justifier l’annexion de la Moselle en cherchant à prouver l’ancienneté du peuplement germanique et le caractère intrinsèquement allemand du patrimoine mosellan.

Enfin, il faut noter la qualité du propos introductif de Sophie Archambault de Beaune qui, en toute modestie, replace ce projet éditorial dans son contexte historique sans toutefois être dupe des pesanteurs de son époque : « À l’heure où il est question des projets de réforme qui voudraient faire de l’histoire une discipline facultative pour l’enseignement du secondaire, il est urgent de rappeler qu’elle ne se caractérise pas seulement par une accumulation de savoirs que d’aucuns jugent plus ou moins inutiles, mais qu’elle peut aussi être un instrument de pouvoir »… à méditer !

 

Le vol de l’histoire par la mémoire européenne

Il faut en revanche être très âgé et avoir un sacré tempérament pour se permettre un livre comme celui que vient de commettre Jack Goody : Le vol de l’histoire, Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde (traduction française de Fabienne Durand-Bogaert, NRF Essais, Gallimard, 2010).

 

Le vol de l'histoireJack GOODY, Le vol de l'histoire

L’anthropologue âgé de 91 ans et professeur à l’université de Cambridge s’offre le luxe de relire les grands penseurs du XIXe et du XXe tels que Fernand Braudel, Norbert Elias ou encore Mosses Finley pour leur reprocher une lecture du monde trop européo-centrée.

Ainsi, selon lui, l’historiographie française et européenne aurait imposé sa lecture de l’histoire et sa périodisation en omettant plus ou moins volontairement le reste de la planète. Le lecteur outragé apprendra donc qu’Athènes n’aurait pas été seule à inventer la démocratie et la liberté, ou encore que l’essor du féodalisme serait bien postérieur à l’essor de la « guerre équestre », apportée de longue date par les migrations asiatiques à travers les steppes.

Il faut avoir le cœur bien accroché pour se plonger dans ce livre qui déracine autant l’horizon que les certitudes. Dommage cependant qu’il faille attendre 91 ans pour oser se permettre la provocation…

 

A la lecture de ces ouvrages, et de dizaines d’autres à paraître en 2011, on s’aperçoit donc que la perspective mémorielle évolue progressivement. Elle n’est plus celle d’un Jacques Le Goff s’interrogeant sur les images successives d’un Saint Louis chevauchant les siècles de son aura biographique. De plus en plus, la mémoire permet de revenir sur l’histoire, de la relire, voire de la corriger. Nouveau paradigme ou simple mode ? Seule l’histoire justement nous permettra de savoir si la mémoire réussira à ramasser ses miettes.

 

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7 mars 2011 1 07 /03 /mars /2011 08:45

 

Alexandre Jardin est un écrivain français qui s’est fait connaître par plusieurs romans tels que Le Zèbre, Le Zubial ou encore Chaque femme est un roman

Il s’inscrit parfaitement dans cette famille bien connue du paysage culturel français : les Jardin. Son nouveau livre, Des gens très bien (publié chez Grasset en janvier 2011), comme bien d’autre de sa plume ou de celle de ses aïeuls, entretient le mythe d’une famille un peu particulière dont le public littéraire poursuit les aventures, les mésaventures et les folies depuis plusieurs décennies.

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Autant le dire tout de suite : je ne suis guère consommateur d’une telle littérature qui s’apparente à mon avis aux mécanismes bien huilés de la téléréalité. Je ne suis pas non plus particulièrement admirateur de la plume d’Alexandre Jardin. Soit. Il n’en demeure pas moins que ses livres se vendent bien et que son dernier roman m’a particulièrement intéressé.

 

Des gens très bien raconte un énième épisode de la famille Jardin. Le récit est écrit à la première personne et constitue une introspection de l’auteur sur son passé, celui de son père, mais aussi, et surtout, celui de son grand-père : Jean Jardin, directeur de cabinet de Pierre Laval du 20 avril 1942 au 30 octobre 1943.

Depuis plusieurs années, Alexandre Jardin s’interroge donc sur les logiques qui ont conduit son grand-père à la collaboration ; plus particulièrement, le petit-fils cherche à savoir si son aïeul a pu être impliqué dans la rafle du Vél d’Hiv du 16 juillet 1942.

jean-jardin.jpgalexandre-jardin.jpeg

 Jean Jardin (ci-dessus) et Alexandre jardin 

 

Dans une écriture purement narrative, l’auteur propose à son lecteur de l’accompagner dans une recherche d’ordre historique. Le procédé est particulièrement intéressant car, à de rares exceptions, les historiens demeurent souvent discrets sur leurs interrogations initiales, leurs motivations et leurs pérégrinations conduisant à l’élaboration d’articles, d’ouvrages, voire de synthèses. La méthode ne doit cependant pas induire en erreur. Alexandre Jardin n’est pas historien. Si sa démarche est intéressante et peut inspirer, elle n’est nullement révélatrice des réalités (car elles sont multiples) du cheminement de la pensée historique. Là où l’écrivain multiplie les entretiens, consulte les témoins et se laisse souvent emporter par son intime conviction guidée par une vision romancée des réalités, l’historien multiplie les lectures d’ouvrages historiques, consulte les archives et tente de limiter les prismes de sa subjectivité dans l’interprétation de l’histoire.

 

La différence majeure entre les deux démarches repose sur ce qui nous intéresse sur ce blog : la mémoire.

Des Gens très bien n’est donc pas tant un livre d’histoire (l’auteur n’en a d’ailleurs jamais eu la prétention) mais plutôt une lecture mémorielle du passé qui soulève des enjeux particulièrement importants.

 

Tout d’abord, Alexandre Jardin nous fait part de son malaise face à un passé qui ne passe pas. Certains ont avancé un coup médiatique ; je pense qu’il n’en est rien et que ce sentiment de l’auteur n’est pas feint. D’ailleurs, bien loin d’apporter une valeur ajoutée à la réflexion, ce trouble nuit à la narration. Le lecteur s’agace face à ces interminables listes de reproches d’un petit-fils à son grand-père et s’ennuie quand ces dernières sont inlassablement répétées. L’indignation atteint d’ailleurs des sommets de ridicule lorsque l’écrivain reproche à sa grand-mère de ne pas penser en 1942 comme il le fait en 2010 : « Barbie torturait à Lyon ; elle se torturait à Charmeil que son mari fût si peu disponible pour lui réciter des vers de Rainer Maria Rilke » (p. 54). Il regretterait presque également l’indifférence des autres à son égard : « personne ne voit en moi le représentant d’une famille de vichystes ou le légataire, malgré moi, d’une débâcle morale. On me prend même pour quelqu’un de normal » (p. 193). A n’en pas douter, Alexandre Jardin ne sait que faire de cette mémoire qui lui colle à la peau comme un tee-shirt trop court sur un ado.

 

Le malaise devient alors contagieux : pourquoi donc cet homme cherche-t-il tant à prouver la culpabilité de son grand-père quand la plupart des historiens (de Pierre Assouline à Serge Klarsfeld) lui expliquent qu’aucune preuve ne permet d’affirmer catégoriquement que Jean Jardin répond à la figure stéréotypée du salaud. On a parfois l’impression qu’Alexandre Jardin regrette, qu’il aurait voulu que son grand-père soit condamné de son vivant, ou de façon posthume.

Il est vrai en revanche qu’on peut s’étonner du silence des archives et de la discrétion médiatique dont jouit le personnage. Comment se fait-il par exemple, au moment où les journaux s’enflamment autour du passé vichyste de François Mitterrand, qu’aucun journaliste ne soit allé rechercher la postface que le Président de la République avait accordé au livre de Jean Jardin, La Bête à Bon Dieu ? Nous ne sommes pas loin de croire, avec l’auteur, que Jean Jardin, directeur de cabinet du chef du gouvernement français pendant dix-huit mois, avait eu l’intelligence de développer une conscience mémorielle prudente, et qu’il a donc travaillé à contrôler, et surtout à limiter, les traces qui auraient pu ensuite le compromettre. Cette dimension peu développée dans l’historiographie mériterait des recherches plus approfondies telles que celles proposées ponctuellement par Florent Brayard.

 

Si les sentiments compliqués qui traversent l’esprit d’Alexandre Jardin peuvent être compréhensibles, je pense que ce dernier réduit beaucoup trop son champ d’analyse pour en fournir une explication satisfaisante. A vouloir limiter son malaise à des relations strictement interpersonnelles, l’écrivain oublie qu’il est essentiellement conditionné par la société qui l’entoure. Ainsi, la nausée qui l’envahit régulièrement n’est pas la seule conséquence de sa filiation avec un homme qui a pu participer à l’organisation de la rafle du Vel d’Hiv. Elle est le résultat d’une dissension qui ne trouve pas de cohérence à ses yeux entre sa mémoire individuelle, la mémoire de sa famille et la mémoire nationale française. L’auteur esquisse d’ailleurs parfois quelques pistes qu’il n’ose approfondir :

« Glacé, j’avançais dans une France qui osait la lucidité plus lentement que moi » (p. 32)

 

Rongé par la colère et une forme de culpabilité héréditaire masochiste, il ne veut pas comprendre comment et pourquoi une famille, voire toute une Nation, a accepté de fermer les yeux sur certains aspects de son histoire pour mieux avancer vers l’avenir. Alexandre Jardin ne parvient pas en somme à s’extraire de son époque et de sa génération (la fameuse troisième génération…) pour porter un regard compréhensif et apaisé sur ceux qui ont accepté l’hypocrisie et ménagé la paix sociale. C’est pourquoi, même au sein de sa propre famille, certains lui ont reproché une lecture moralisatrice de l’histoire et se sont fâchés devant un tel déballage de bons sentiments anachroniques.

Alexandre Jardin n’est pourtant pas totalement dupe de cette réalité qu’il ne semble pas vouloir accepter complètement. Il écrit notamment : « Le logiciel mental indispensable pour se représenter l’action du Nain Jaune n’était pas encore installé dans les esprits en 1978 ; or, l’époque ne perçoit que ce que le contexte culturel rend sensible » (p. 41).

D’autres témoins l’ont d’ailleurs aidé dans son cheminement mémoriel. Dans la multitude des personnages évoqués dans ce roman, on note la présence remarquable de l’actuel ministre de la Culture, Frédéric Mitterrand, décrit comme « un homme qui, lui aussi, avait dû être esquinté par une famille de gens très bien où l’on pratiquait une cécité intensive » (p. 59). On comprend par cette phrase, mais par d’autres également qui s’inscrivent dans la même logique politique, que son ouvrage n’ait pas reçu un accueil très enthousiaste. L’écrivain remue parfois des choses que personne n’a plus vraiment envie d’entendre, ni de voir.

Aux côtés de ces "people" indispensables à l’écriture d’Alexandre Jardin, on rencontre d’autres personnages tout aussi importants. Il s’agit notamment de Jörg Hoppe, fils unique du commandant du Stutthof à qui on avait toujours caché les activités de son père lors de la Seconde Guerre mondiale, avant qu’il ne les découvre par l’intermédiaire de son professeur qui lui révèle en pleine salle de classe. Cet exemple hallucinant ne semble pourtant pas permettre à l’auteur de relativiser son expérience personnelle.

 

Au-delà des états d’âme égocentriques qui occupent la majorité de son propos, Alexandre Jardin propose également des réflexions essentielles autour de la mémoire. C’est le cas par exemple lorsqu’il s’interroge sur l’apparente absence de remords et de sentiment de culpabilité chez les bourreaux (de manière générale, sans se focaliser sur l’histoire de la déportation). L’historiographie recèle en effet de récits de témoins victimes de l’histoire. Annette Wieviorka notamment a très bien analysé ce sentiment compliqué qui hante les survivants, qui les réveille toutes les nuits, qui empêche certains de parler, voire qui pousse les plus faibles au suicide. Or, avons-nous jamais parlé de la mémoire des bourreaux, de ceux qui ont entraîné des milliers de personnes vers la mort, et qui sont ensuite retournés vivre normalement dans une société apaisée ? Comment ces hommes et ses femmes, à qui l’on n’a jamais vraiment laissé la parole, se sont-ils accommodés de leur mémoire ?

Un des rares qui ait bien voulu se livrer après cette expérience dramatique fût Rudolf Hoess. Pourtant, comme nous l’explique Alexandre Jardin, rares sont ceux qui ont bien voulu croire à la sincérité de ses arguments et de ses éventuels remords. Rares sont ceux qui acceptent un instant de se mettre dans la peau du bourreau. 

 

Il n’en reste pas moins qu’à la lecture de cet ouvrage, les idées sur la mémoire se bousculent, avec des citations qui ne manqueront pas de faire réfléchir le lecteur. Rien que pour cela, il vaut la peine de parcourir ce roman :

            - « Un jour, je me ferai greffer la mémoire d’un autre » (p. 65).

            - « Cette histoire était liquidée ; et moi je restais là, possédé par une mémoire qui n’était pas la mienne, une culpabilité qui ne me concernait pas directement, une honte qui n’effleurait même pas les miens » (p. 179).

            - « En rentrant vers Paris, cafardeux et à pleine vitesse, je me suis dit qu’il me faudrait un jour ou l’autre choisir ma mémoire, comme tous les Jardin qui suivront » (p. 179-180).

            - « Je ne supportais déjà plus d’être assigné à notre mémoire » (p. 180).

            - « Chacun fait comme il peut avec cette mémoire-là… » (p. 205).

            - « J’ai toujours eu très mal à ma mémoire ; assez pour devenir écrivain léger » (p. 269).

            - « Je croise un laudateur du régime, quelques futurs épurés qui, entortillés de fatigue, finissent de boucler tardivement leurs dossiers de collabos, ainsi que deux futurs ministres gaullistes qui feront des trous dans leur mémoire » (p. 276).

 

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16 juillet 2010 5 16 /07 /juillet /2010 09:13

En prolongement de notre réflexion d'hier, ce lien vers une interview d'Anne Cheng parue dans l'excellente revue Vacarme :

http://www.vacarme.org/article1917.html

On y apprend que la Chine peut à elle seule constituer un modèle mémoriel à distinguer de ses voisins asiatiques. Traversée par de vastes projets de sociétés qui ont marqué l'histoire du XXe siècle, la pensée chinoise serait un formidable exemple pour étudier les amnésies, les réminiscences et les adaptations de la tradition face à la modernité.

On pourra donc lire tout d'abord cette interview, avant d'aller visiter la page Internet de l'auteur sur le site du Collège de France puisqu'Anne Cheng y est titulaire de la chaire "Histoire intellectuelle de la Chine" depuis 2008. Cette reconnaissance institutionnelle est une chance pour le lecteur puisqu'elle lui permet de diffuser largement ses travaux dont de nombreux extraits sont publiés sur cette page.

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On ne se privera pas cependant d'emporter en vacances l'un de ses ouvrages sur la question :

   - Histoire de la pensée chinoise, Éditions du Seuil, 1997, 650 p. (Ouvrage récompensé en 1997 par le prix Stanislas Julien de l'Académie des inscriptions et belles-lettres et par le prix Dagnan-Bouveret de l'Académie des sciences morales et politiques ; Réédition révisée et mise à jour en format de poche dans la collection « Points-Essais »).

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   - La pensée en Chine aujourd'hui, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio essais », 2007.

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