Profitant des derniers jours d’insouciance estivale, je me suis rendu à l’ombre des salles obscures dijonnaises pour découvrir le dernier film de Stephen Daldry, dont voici la bande annonce :
Je n’avais jamais lu le roman de Bernhard Schlink et c’est seulement par la suite que je me suis plongé dans la lecture de cet ouvrage passionnant édité en
français chez Gallimard en 1996 (1995 pour l’édition allemande originale).
Une fiction d'histoire et de mémoire
Il faut noter dès à présent que l’auteur de cet ouvrage est de nationalité allemande. C’est un enfant de la Seconde Guerre mondiale né en 1944. Après une longue carrière de juriste, il décide de
s’essayer – avec succès - à l’écriture de romans. Le Liseur est son dixième ouvrage.
Cette histoire étonne par son originalité et son audace :
Michaël est un adolescent allemand de quinze ans. Il devient l’amant d'Hanna, une jeune femme de trente-cinq ans. Pendant six mois, ils vont partager ensemble une relation torride, entrecoupée de séances de lecture à voix haute que le lycéen doit inlassablement accomplir au chevet de sa maîtresse pour obtenir ses faveurs. Un jour, sans prévenir, Hanna disparaît sans laisser de traces. Sept ans plus tard, Michaël - qui est devenu étudiant - la retrouve sur le banc des accusés lors d’un procès auquel il assiste dans le cadre de ses études de droit. Il apprend alors qu'Hanna a été engagée dans les SS où elle est devenue surveillante à Auschwitz, puis dans un petit camp près de Cracovie. Lors du procès, ses coaccusées s’accordent pour lui incriminer toutes les responsabilités du groupe. Hanna est alors condamnée à perpétuité. Au cours du procès, Mickaël comprend soudain le secret de cette femme restée mystérieuse jusqu’à ce jour : elle est analphabète. Il comprend donc aussi qu’elle ne peut pas être responsable de tous les maux dont on l’accuse et qu’il pourrait fournir des renseignements aux juges afin de minimiser la condamnation. Cependant, le souvenir de sa relation personnelle avec elle et l’introspection de cet étudiant sur la mémoire nazie - sa mémoire nationale - brouille les pistes et l’empêchent d’intervenir dans le procès.
Cette histoire est intéressante car elle s’inscrit dans la temporalité d’une vie qui devient sous la plume de Bernhard Schlink le destin de toute une génération. L’histoire de Michaël, celle de l’auteur qui a confirmé avoir inséré de nombreux éléments autobiographiques, et enfin celle de la nation allemande post-nazie, s’entremêlent avec souplesse et talent dans ces pages. Les critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompées lors de la parution de cet ouvrage. Bernhard Schlink a remporté de nombreuses récompenses dont le prix Hans Fallada en Allemagne, le prix Laure Bataillon en France et le prix de littérature du journal Die Welt.
Un tableau de la mémoire allemande contemporaine
L’intérêt des lecteurs pour cette histoire repose essentiellement sur l’invitation à la réflexion qu’elle propose au sujet du passé nazi. Le personnage d’Hanna n’est pas seulement mystérieux aux
yeux de Michaël ; il l’est aussi pour le lecteur qui découvre une femme amoureuse (mais qui frôle avec la pédophilie), une femme attentionnée (mais qui doit assumer la mort de milliers de
personnes dans les camps) et une femme profondément sincère (mais qui a pourtant dissimulé son passé et son analphabétisme pendant des années). Toute la complexité du personnage se révèle lors
d'une scène du procès au cours de laquelle le juge lui fait prendre conscience avec une tonalité accusatoire insistante qu’elle est responsable de l’envoi de nombreuses détenues à la
mort. La réponse d’Hanna sonne alors le glas dans le tribunal : « J’ai… Je veux dire… Qu’est-ce que vous auriez fait ? ».
Cette simple question rhétorique prend ici un sens grave car personne, y compris un juge chargé de condamner au nom de la loi, n’est jamais en mesure d’affirmer avec certitude qu’il n’aurait pas
agi comme son accusé dans des circonstances similaires.
Dans le cadre de ce roman, la question est non seulement posée de manière fictive au juge, mais elle est aussi posée directement à chaque lecteur.
Tandis que Michaël découvre le secret d’Hanna qui la dédouane en partie - et en partie seulement - des actes qu’elle a pu commettre en temps de guerre, le lecteur des années 1990
découvre à son tour que l’histoire personnelle de la plupart des nazis n’est jamais assez noire pour contraster avec la blancheur idéelle de la colombe.
Bernhard Schlink nous invite donc à prendre la mesure des condamnations péremptoires. On ressent dans ses lignes la longue réflexion d’un homme de droit qui a passé sa vie à trancher le bon et le mauvais au regard de la loi et qui, au terme de sa carrière, s’interroge encore sur cette limite floue et sur le pouvoir immanent qui lui a été donné de juger.
Sans qu’elles aient pu être reproduites dans le film de Stephen Daldry, ce sont ces réflexions de l’auteur qui sont finalement les plus intéressantes. En voici quelques extraits :
Dans le chapitre 8 de la partie 2, Michaël s’interroge sur le livre des deux rescapés des camps qui est au centre de l’accusation : « Il n’invite pas à s’identifier et ne rend personne sympathique, ni la mère, ni la fille, ni aucune des personnes dont elles ont partagé le destin dans différents camps, puis à Auschwitz et enfin près de Cracovie. Les silhouettes et les visages des kapos, des surveillantes et des SS ne sont pas assez dessinés pour qu’on puisse adopter une attitude vis-à-vis de ces personnages, les trouver meilleurs ou pires ». A mon sens, ce passage vise davantage à décrire les intentions romanesques de l’auteur plutôt qu’à présenter un livre imaginaire. Bernhard Schlink fournit probablement dans cet extrait une clef de lecture pour son ouvrage où les personnages ne sont finalement ni bons, ni méchants, mais tout simplement humains.
Le chapitre 2 de la partie 2 est essentiel car il replace le contexte du procès. L’auteur – lui-même ancien étudiant en droit – nous apprend que les procès sur les camps de concentration faisaient l’objet de nombreuses discussions et débats dans les années 1950 non seulement au sein des facultés de droit (« On débattait de l’interdiction des condamnations rétroactives » ; « Qu’est-ce que la légalité »), au sein des facultés d'histoire (« L’élucidation du passé ! Nous considérions qu’en participant à ce séminaire, nous étions à l’avant-garde dans ce nécessaire travail ») mais aussi dans la sphère publique (« Il était clair à nos yeux qu’il fallait condamner. Et tout aussi clair que la condamnation de tel ou tel gardien ou bourreau des camps n’était que l’aspect extérieur du problème. Sur le banc des accusés, nous mettions la génération qui s’était servie de ces gardiens et de ces bourreaux, ou qui ne les avait pas empêchés d’agir, ou qui ne les avait pas rejetés »).
Dans le chapitre 13 de la seconde partie, l’auteur opère enfin une digression intéressante sur l’évolution du regard que les hommes portent à cette expérience tragique de l’Histoire que
constitue le génocide : « Aujourd’hui, on dispose de tant de livres et de films que l’univers des camps est une partie de ce monde de représentations collectives qui complète le monde de
la commune réalité. L’imagination est familière de cet univers et, depuis la série télévisée Holocauste et les films comme Le choix de Sophie et surtout La liste de
Schindler, elle évolue en lui et non seulement le perçoit, mais le complète et brode sur lui. A l’époque, l’imagination bougeait à peine ; elle estimait que le choc dû à l’univers
des camps ne se prêtait pas au travail de l’imagination. Elle regardait perpétuellement les quelques images dues aux photographes alliés et aux récits des déportés, jusqu’à ce que ces images
figent et deviennent des clichés ».
A mon sens, cet extrait est le plus important de l'ouvrage. L’auteur y démontre qu’il n’est pas dupe du processus dans lequel il s’inscrit. Son histoire constitue un énième élément qui
s’ajoute aux multiples essais romancés écrits jusqu’à présent. Les exemples qu’il choisit sont cependant révélateurs d’une tendance que nous avons déjà signalée sur ce blog et qu'il met en
valeur, à savoir une appropriation progressive du passé génocidaire par les américains.
Cependant, l’adaptation cinématographique américaine projetée en salle depuis le 15 juillet 2009 suscite des interrogations…
La confusion d'un film américain sur la mémoire allemande
Ce film est indéniablement une réussite. Kate Winslet réalise une prouesse d’actrice dans le rôle d’Hanna et son oscar est largement mérité pour ce rôle. Cependant, plusieurs éléments qualifiés
par certains journalistes de maladresses, par d’autres d’antisémitisme, rendent l’adaptation problématique. A la fin du film, l’enchaînement de deux plans est trop évident pour ne pas signaler un
dérapage dont le réalisateur aurait pu faire l’économie. On voit tout d’abord la cellule sombre et misérable d’Hanna qui vient de se suicider après avoir purgé une peine de dix-huit ans
en prison. Puis, sans transition, on découvre le sublime et richissime appartement new-yorkais de la jeune fille rescapée des camps et dont le témoignage est à l’origine de la condamnation
d’Hanna. On découvre alors un personnage bien plus froid et arrogant que le livre ne laissait le présager. La jeune fille a vieilli et elle se montre totalement insensible au sort d’Hanna. Ses
réponses sont laconiques et hautaines lorsqu’elle affirme par exemple qu’il existe nécessairement des associations juives au profit des analphabètes… « encore que l’analphabétisme ne
soit pas précisément un problème juif ».
Le réalisateur a vraisemblablement souhaité grossir suffisamment le trait des personnages afin de rendre intelligible au cinéma toute la complexité des notions de culpabilité et de victimisation travaillées par Bernhard Schlink dans son ouvrage. Nous sommes cependant forcés de constater qu’il a échoué dans cette entreprise et que la subtile esquisse des mots devient un véritable brouillon sous l’œil des caméras.
La mémoire américaine de l'Holocauste en cours de transition...
Il convient d’essayer de comprendre toute la signification ce passage du film où, comme dans chaque production hollywoodienne, chaque seconde est sensée avoir été analysée avant diffusion. C’est
pourquoi je proposerais de mettre en relation The Reader avec un autre film américain qui a été réalisé dans la même période : The Inglorious Basterd de Quentin Tarantino
dont voici la bande-annonce :
Bien que ce film soit un véritable chef-d’œuvre, j’ai été particulièrement troublé par les scènes finales au cours desquelles les principaux dirigeants nazis sont exterminés alors qu’ils sont
enfermés dans un cinéma. Bien entendu, difficile de ne pas voir dans la thématique de l’enfermement un rappel trop évident aux chambres à gaz.
Le malaise survient cependant d'un autre élément, lorsqu’au moment où le cinéma prend feu, le visage d’une jeune femme juive apparaît en gros plan sur l’écran pour hurler que son visage est
« le visage de la vengeance juive » qui finit par s’envoler en fumée tel un spectre qui viendrait hanter les survivants. La réponse des juifs à la violence serait donc...
encore la violence !
Au cours de ce massacre, d’autres personnages transformés en bombe-humaine interviennent pour se venger des nazis. Encore une fois, il est permis de s’interroge sur l’utilisation d’un tel procédé
dans une fiction alors que nous savons que l’usage de ces bombes-humaines est aujourd’hui l’une des pratiques les plus courantes utilisées par les mouvements terroristes palestiniens en
Israël.
Sans qu’il soit encore possible d’identifier clairement la nature des modifications, ces quelques indices doivent nous faire comprendre que la mémoire de l’Holocauste est en cours en cours d’évolution au sein de la société américaine. La victimisation militante identifiée par Peter Novick dans son ouvrage fondateur (L’Holocauste dans le vie américaine, Gallimard, 2001) est donc sur le point d’être dépassée et nécessitera probablement bientôt une actualisation de ses conclusions.