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C'est Quoi ?

  • : Histoire, Mémoire et Société (ISSN : 2261-4494)
  • : Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
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C'est Qui ?

  • Mickaël BERTRAND
  • Citoyen, historien et enseignant, j'ai souhaité partager sur ce blog mes réflexions quotidiennes sur la place de l'histoire et de la mémoire dans l'actualité nationale et internationale.
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Cherche La Pépite

4 septembre 2009 5 04 /09 /septembre /2009 10:14

Profitant des derniers jours d’insouciance estivale, je me suis rendu à l’ombre des salles obscures dijonnaises pour découvrir le dernier film de Stephen Daldry, dont voici la bande annonce :


                       



Je n’avais jamais lu le roman de Bernhard Schlink  et c’est seulement par la suite que je me suis plongé dans la lecture de cet ouvrage passionnant édité en français chez Gallimard en 1996 (1995 pour l’édition allemande originale).


                                          

 

Une fiction d'histoire et de mémoire

Il faut noter dès à présent que l’auteur de cet ouvrage est de nationalité allemande. C’est un enfant de la Seconde Guerre mondiale né en 1944. Après une longue carrière de juriste, il décide de s’essayer – avec succès - à l’écriture de romans. Le Liseur est son dixième ouvrage.

Cette histoire étonne par son originalité et son audace :

Michaël est un adolescent allemand de quinze ans. Il devient l’amant d'Hanna, une jeune femme de trente-cinq ans. Pendant six mois, ils vont partager ensemble une relation torride, entrecoupée de séances de lecture à voix haute que le lycéen doit inlassablement accomplir au chevet de sa maîtresse pour obtenir ses faveurs. Un jour, sans prévenir, Hanna disparaît sans laisser de traces. Sept ans plus tard, Michaël - qui est devenu étudiant - la retrouve sur le banc des accusés lors d’un procès auquel il assiste dans le cadre de ses études de droit. Il apprend alors qu'Hanna a été engagée dans les SS où elle est devenue surveillante à Auschwitz, puis dans un petit camp près de Cracovie. Lors du procès, ses coaccusées s’accordent pour lui incriminer toutes les responsabilités du groupe. Hanna est alors condamnée à perpétuité. Au cours du procès, Mickaël comprend soudain le secret de cette femme restée mystérieuse jusqu’à ce jour : elle est analphabète. Il comprend donc aussi qu’elle ne peut pas être responsable de tous les maux dont on l’accuse et qu’il pourrait fournir des renseignements aux juges afin de minimiser la condamnation. Cependant, le souvenir de sa relation personnelle avec elle et l’introspection de cet étudiant sur la mémoire nazie - sa mémoire nationale - brouille les pistes et l’empêchent d’intervenir dans le procès.

Cette histoire est intéressante car elle s’inscrit dans la temporalité d’une vie qui devient sous la plume de Bernhard Schlink le destin de toute une génération. L’histoire de Michaël, celle de l’auteur qui a confirmé avoir inséré de nombreux éléments autobiographiques, et enfin celle de la nation allemande post-nazie, s’entremêlent avec souplesse et talent dans ces pages. Les critiques ne s’y sont d’ailleurs pas trompées lors de la parution de cet ouvrage. Bernhard Schlink a remporté de nombreuses récompenses dont le prix Hans Fallada en Allemagne, le prix Laure Bataillon en France et le prix de littérature du journal Die Welt.


Un tableau de la mémoire allemande contemporaine

L’intérêt des lecteurs pour cette histoire repose essentiellement sur l’invitation à la réflexion qu’elle propose au sujet du passé nazi. Le personnage d’Hanna n’est pas seulement mystérieux aux yeux de Michaël ; il l’est aussi pour le lecteur qui découvre une femme amoureuse (mais qui frôle avec la pédophilie), une femme attentionnée (mais qui doit assumer la mort de milliers de personnes dans les camps) et une femme profondément sincère (mais qui a pourtant dissimulé son passé et son analphabétisme pendant des années). Toute la complexité du personnage se révèle lors d'une scène du procès au cours de laquelle le juge lui fait prendre conscience avec une tonalité accusatoire insistante qu’elle est responsable de l’envoi de nombreuses détenues à la mort. La réponse d’Hanna sonne alors le glas dans le tribunal : « J’ai… Je veux dire… Qu’est-ce que vous auriez fait ? ».

Cette simple question rhétorique prend ici un sens grave car personne, y compris un juge chargé de condamner au nom de la loi, n’est jamais en mesure d’affirmer avec certitude qu’il n’aurait pas agi comme son accusé dans des circonstances similaires.
Dans le cadre de ce roman, la question est non seulement posée de manière fictive au juge, mais elle est aussi posée directement à chaque lecteur.
Tandis que Michaël découvre le secret d’Hanna qui la dédouane en partie - et en partie seulement - des actes qu’elle a pu commettre en temps de guerre, le lecteur des années 1990 découvre à son tour que l’histoire personnelle de la plupart des nazis n’est jamais assez noire pour contraster avec la blancheur idéelle de la colombe.

Bernhard Schlink nous invite donc à prendre la mesure des condamnations péremptoires. On ressent dans ses lignes la longue réflexion d’un homme de droit qui a passé sa vie à trancher le bon et le mauvais au regard de la loi et qui, au terme de sa carrière, s’interroge encore sur cette limite floue et sur le pouvoir immanent qui lui a été donné de juger.

Sans qu’elles aient pu être reproduites dans le film de Stephen Daldry, ce sont ces réflexions de l’auteur qui sont finalement les plus intéressantes. En voici quelques extraits :

Dans le chapitre 8 de la partie 2, Michaël s’interroge sur le livre des deux rescapés des camps qui est au centre de l’accusation : « Il n’invite pas à s’identifier et ne rend personne sympathique, ni la mère, ni la fille, ni aucune des personnes dont elles ont partagé le destin dans différents camps, puis à Auschwitz et enfin près de Cracovie. Les silhouettes et les visages des kapos, des surveillantes et des SS ne sont pas assez dessinés pour qu’on puisse adopter une attitude vis-à-vis de ces personnages, les trouver meilleurs ou pires ». A mon sens, ce passage vise davantage à décrire les intentions romanesques de l’auteur plutôt qu’à présenter un livre imaginaire. Bernhard Schlink fournit probablement dans cet extrait une clef de lecture pour son ouvrage où les personnages ne sont finalement ni bons, ni méchants, mais tout simplement humains.

Le chapitre 2 de la partie 2 est essentiel car il replace le contexte du procès. L’auteur – lui-même ancien étudiant en droit – nous apprend que les procès sur les camps de concentration faisaient l’objet de nombreuses discussions et débats dans les années 1950 non seulement au sein des facultés de droit (« On débattait de l’interdiction des condamnations rétroactives » ; « Qu’est-ce que la légalité »), au sein des facultés d'histoire (« L’élucidation du passé ! Nous considérions qu’en participant à ce séminaire, nous étions à l’avant-garde dans ce nécessaire travail ») mais aussi dans la sphère publique (« Il était clair à nos yeux qu’il fallait condamner. Et tout aussi clair que la condamnation de tel ou tel gardien ou bourreau des camps n’était que l’aspect extérieur du problème. Sur le banc des accusés, nous mettions la génération qui s’était servie de ces gardiens et de ces bourreaux, ou qui ne les avait pas empêchés d’agir, ou qui ne les avait pas rejetés »).

Dans le chapitre 13 de la seconde partie, l’auteur opère enfin une digression intéressante sur l’évolution du regard que les hommes portent à cette expérience tragique de l’Histoire que constitue le génocide : « Aujourd’hui, on dispose de tant de livres et de films que l’univers des camps est une partie de ce monde de représentations collectives qui complète le monde de la commune réalité. L’imagination est familière de cet univers et, depuis la série télévisée Holocauste et les films comme Le choix de Sophie et surtout La liste de Schindler, elle évolue en lui et non seulement le perçoit, mais le complète et brode sur lui. A l’époque,  l’imagination bougeait à peine ; elle estimait que le choc dû à l’univers des camps ne se prêtait pas au travail de l’imagination. Elle regardait perpétuellement les quelques images dues aux photographes alliés et aux récits des déportés, jusqu’à ce que ces images figent et deviennent des clichés ».  
A mon sens, cet extrait est le plus important de l'ouvrage. L’auteur y démontre qu’il n’est pas dupe du processus dans lequel il s’inscrit. Son histoire constitue un énième élément qui s’ajoute aux multiples essais romancés écrits jusqu’à présent. Les exemples qu’il choisit sont cependant révélateurs d’une tendance que nous avons déjà signalée sur ce blog et qu'il met en valeur, à savoir une appropriation progressive du passé génocidaire par les américains.

Cependant, l’adaptation cinématographique américaine projetée en salle depuis le 15 juillet 2009 suscite des interrogations…


La confusion d'un film américain sur la mémoire allemande

Ce film est indéniablement une réussite. Kate Winslet réalise une prouesse d’actrice dans le rôle d’Hanna et son oscar est largement mérité pour ce rôle. Cependant, plusieurs éléments qualifiés par certains journalistes de maladresses, par d’autres d’antisémitisme, rendent l’adaptation problématique. A la fin du film, l’enchaînement de deux plans est trop évident pour ne pas signaler un dérapage dont le réalisateur aurait pu faire l’économie. On voit tout d’abord la cellule sombre et misérable d’Hanna qui vient de se suicider après avoir purgé une peine de dix-huit ans en prison. Puis, sans transition, on découvre le sublime et richissime appartement new-yorkais de la jeune fille rescapée des camps et dont le témoignage est à l’origine de la condamnation d’Hanna. On découvre alors un personnage bien plus froid et arrogant que le livre ne laissait le présager. La jeune fille a vieilli et elle se montre totalement insensible au sort d’Hanna. Ses réponses sont laconiques et hautaines lorsqu’elle affirme par exemple qu’il existe nécessairement des associations juives au profit des analphabètes… « encore que l’analphabétisme ne soit pas précisément un problème juif ».

Le réalisateur a vraisemblablement souhaité grossir suffisamment le trait des personnages afin de rendre intelligible au cinéma toute la complexité des notions de culpabilité et de victimisation travaillées par Bernhard Schlink dans son ouvrage. Nous sommes cependant forcés de constater qu’il a échoué dans cette entreprise et que la subtile esquisse des mots devient un véritable brouillon sous l’œil des caméras.


La mémoire américaine de l'Holocauste en cours de transition...

Il convient d’essayer de comprendre toute la signification ce passage du film où, comme dans chaque production hollywoodienne, chaque seconde est sensée avoir été analysée avant diffusion. C’est pourquoi je proposerais de mettre en relation The Reader avec un autre film américain qui a été réalisé dans la même période : The Inglorious Basterd de Quentin Tarantino dont voici la bande-annonce :




Bien que ce film soit un véritable chef-d’œuvre, j’ai été particulièrement troublé par les scènes finales au cours desquelles les principaux dirigeants nazis sont exterminés alors qu’ils sont enfermés dans un cinéma. Bien entendu, difficile de ne pas voir dans la thématique de l’enfermement un rappel trop évident aux chambres à gaz.
Le malaise survient cependant d'un autre élément, lorsqu’au moment où le cinéma prend feu, le visage d’une jeune femme juive apparaît en gros plan sur l’écran pour hurler que son visage est « le visage de la vengeance juive » qui finit par s’envoler en fumée tel un spectre qui viendrait hanter les survivants. La réponse des juifs à la violence serait donc... encore la violence !

Au cours de ce massacre, d’autres personnages transformés en bombe-humaine interviennent pour se venger des nazis. Encore une fois, il est permis de s’interroge sur l’utilisation d’un tel procédé dans une fiction alors que nous savons que l’usage de ces bombes-humaines est aujourd’hui l’une des pratiques les plus courantes utilisées par les mouvements terroristes palestiniens en Israël.

Sans qu’il soit encore possible d’identifier clairement la nature des modifications, ces quelques indices doivent nous faire comprendre que la mémoire de l’Holocauste est en cours en cours d’évolution au sein de la société américaine. La victimisation militante identifiée par Peter Novick dans son ouvrage fondateur (L’Holocauste dans le vie américaine, Gallimard, 2001) est donc sur le point d’être dépassée et nécessitera probablement bientôt une actualisation de ses conclusions.

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12 août 2009 3 12 /08 /août /2009 13:49

La presse occidentale s’intéresse peu à ce procès pourtant essentiel dans les relations diplomatiques avec les puissances asiatiques. Je n’ai d’ailleurs pour le moment aperçu aucune analyse scientifique non plus dans les revues spécialisées (à l’exception de cette revue d’étude politique, Conflits actuels qui se limite hélas à une perspective strictement nationale). Ce procès constitue pourtant une étape importante sur le regard que portent nos sociétés sur les crimes de masse du XXème siècle. Pourquoi un procès s’organise-t-il trente ans après la chute du Parti communiste du Cambodge ? Et surtout, pourquoi s’agit-il d’un procès international ?

 

L’histoire d’un massacre

Tout d’abord, il faut préciser que le Cambodge est un ancien protectorat français depuis 1863. Après la Seconde Guerre mondiale, l’élite des pays colonisés commence à revendiquer l’autonomie, puis l’indépendance pour leurs pays. En Asie, les Japonais contribuent depuis longtemps à ce mouvement en développant une propagande anticoloniale autour du mot d’ordre : « L’Asie aux Asiatiques ». Ils sont également soutenus par les deux grandes puissances mondiales (Etats-Unis et URSS) mais aussi par la jeune ONU dont la charte de fondation proclame « le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ». Devant les pressions régionales (le Royaume-Uni accorde l’indépendance de l’Inde dès 1947 et le Vietnam est traversé par de multiples soubresauts depuis la déclaration d’indépendance d’Hô Chi Minh en 1945), la France accorde l’indépendance au Cambodge le 9 novembre 1953. Le pays devient alors un terrain d’affrontement au sein de la Guerre Froide. Lorsque les Etats-Unis se désengagent de la région en 1973, les Khmers rouges de Pol Pot, soutenus par la Chine communiste, installent un régime autoritaire maoïste.

Commence alors une période trouble pour ce petit Etat soumis aux ordres aussi incompréhensibles que meurtriers de son dictateur. De peur d’être renversé du pouvoir, Pol Pot tente de supprimer tout opposant politique qu’il identifie largement parmi les intellectuels et les populations urbaines. On estime aujourd’hui que quelques 1,7 millions d’habitants (soit environ 20% de la population) ont été victimes de ces exactions. 

Officiellement, le régime des Khmers rouge chute dès 1979 lorsque le Vietnam envahit le Cambodge. La situation réelle est cependant plus confuse puisque l’entreprise vietnamienne n’avait guère d’ambitions philanthropiques. Il s’agit en fait plutôt d’une forme d’annexion dissimulée. Le nouveau gouvernement défend les intérêts du prétendu libérateur tandis que divers mouvements d’opposition (dont les Khmers rouges) tentent de retrouver une autonomie perdue. Ce n’est qu’en 1989, après l’intervention de l’ONU et l’évacuation des forces du Vietnam, que le pays retrouve une situation politique plus stable. Les structures politiques et militaires des Khmers rouges perdurent cependant plus ou moins légalement jusqu’en 1998. Un tel contexte n’a donc pas permis à la population cambodgienne d’effectuer un véritable travail de mémoire nationale.

 

Des tentatives mémorielles avortées

Si la temporalité du conflit fournit déjà un élément d’explication, elle ne peut suffire.

Les termes employés dans ce domaine sont aussi révélateurs. La population cambodgienne est majoritairement composée de l’ethnie Khmère et la langue officielle du pays est le Khmer. Dans ces conditions, difficile de condamner officiellement les « Khmers rouges ». L’appellation a été inventée par le roi Norodom Sihanouk dès les années 1950 dans une perspective d’opposition politique. Elle s’est vite popularisée, y compris à travers le monde. Il devient dès lors compliqué dans ces conditions de ne pas frôler l’amalgame puisque, même rouge (de par leur opinion politique ou bien par le sang qui colore leur mémoire, on ne sait plus trop…), ces individus restent des Khmers, symboliquement intégrés à la communauté nationale. Leur rôle dans la résistance à la tutelle vietnamienne a d’ailleurs renforcé cette confusion. On retrouve ici toute l’ambigüité de la situation allemande d’après-guerre où les dirigeants sont parvenus à faire entendre à la communauté internationale qu’un allemand n’est pas nécessairement un nazi. Au Cambodge, la distinction reste plus difficile dans l’imaginaire collectif.

La seconde difficulté est encore inhérente à la perspective internationale. La question des Khmers rouge s’inscrit étroitement dans la Guerre Froide et de nombreux acteurs ont été amenés à s’y confronter plus ou moins directement. Très tôt, des voix se sont élevées à travers le monde pour condamner ce qui pouvait être considéré comme un crime de masse. Depuis le procès de Nuremberg, des catégories théoriques ont été crées afin de caractériser (et de condamner) ces actions. Or, nous avons déjà fait remarquer à d’autres occasions dans ce blog (notamment à propos de l’Holodomor) que le terme de « génocide » pose de nombreuses difficultés aux historiens. Ceci n’est pas vraiment étonnant lorsqu’on considère le contexte d’apparition précipité de ce terme aux finalités essentiellement juridiques (J’attends encore avec impatience qu’un colloque international d’histoire soit organisé autour de la notion de génocide. Il permettrait peut-être de l’adapter plus efficacement aux différentes utilisations historiennes). Dans le cas des Khmers rouges, certains ont proposé de qualifier ces crimes d’ « autogénocide ». La notion est intéressante mais on peut dès lors se demander en quoi elle diffère d’une situation de guerre civile (on retrouve alors les termes du débat français autour du génocide vendéen qui a traversé la communauté universitaire dans les années 1980). De toute façon, l’ONU refuse formellement jusqu’à présent de reconnaître les crimes des Khmers rouges comme une forme de génocide. Dès lors, quels sont les enjeux du procès international qui s’est ouvert depuis le 17 février 2009 ?

 

Pour une construction mémorielle internationale

Une première tentative d’accusation des Khmers rouges avait été entreprise dès 1983. Sous l’influence du Vietnam en quête de légitimité auprès de la population nationale et internationale, près d’un million de cambodgiens avaient écrit leur témoignage à charge contre le régime autoritaire déchu. Ces documents avaient été rassemblés et déposés auprès des Nations Unies accompagnés d’une pétition nationale pour l’organisation d’un procès. Le projet était resté sans réponse tant il s’inscrivait dans un processus de propagande en l’honneur des libérateurs vietnamiens face aux impérialistes américains.

C’est pourtant à partir de ces témoignages qu’en 1997, le centre de documentation du Cambodge décide de retrouver les survivants afin de construire cette fois-ci de véritables plaintes et dépositions recevables devant un tribunal. Selon le récit d’un employé du centre de documentation qui a participé à la recherche des anciens signataires de la pétition, les réactions ont été diverses : certains ont enterré cet épisode difficile et ne souhaitent pas réveiller d’anciennes douleurs, tandis que d’autres se réjouissent que justice soit enfin rendue. Ce procès a suscité de nombreux débats depuis quelques années au Cambodge et il semble avoir divisé l’opinion sur sa nécessité. 

Devant la difficulté de la tâche, le gouvernement cambodgien a demandé l'aide des Nations Unies qui se sont alors prononcés pour la création d’un tribunal international. Par égard pour le peuple cambodgien, le gouvernement a refusé cette éventualité et a insisté pour que ce procès ait lieu au Cambodge, en faisant appel à des juges cambodgiens et internationaux qui se portent garants du droit international. Cette solution a été actée par l’Assemblée générale des Nations unies qui a adopté le 13 mai 2003 la résolution 57/228 approuvant une proposition d’accord entre l’ONU et le Cambodge sur la poursuite des principaux responsables des crimes commis entre 1975 et 1979.

Certains organismes, dont Amnesty International, ont émis des doutes sur la capacité du système judiciaire cambodgien à assurer un procès de cette importance. L’histoire de ce tribunal est passionnante car il s’agit d’une organisation judiciaire absolument inédite qui tente de trouver un consensus entre les susceptibilités nationales et la nécessaire perspective internationale du dossier. Notons simplement ici que le tribunal est parrainé par l’ONU, que le montage organisationnel permet de donner aux juges internationaux une sorte de droit de véto (voir la fiche complète d’Amnesty International) et qu’il se contentera de juger les principaux dirigeants des Khmers rouges et non pas les exécutants subalternes (Ieng Thirith, ancienne responsable des Khmers rouges et Kaing Guek Eav, l'ex-tortionnaire en chef du régime plus connu sous le nom de "Douch")


Kaing Guek Eav, ex-tortionnaire en chef du régime plus connu sous le nom de "Douch" 

 

D’un point de vue historiographique, nous pourrions attendre beaucoup d’un tel procès. L’immixtion d’éléments internationaux et le caractère tardif dans ce procès ne doivent-ils pas nous faire penser à une forme d’uniformisation de la mémoire ? L’affaire des Khmers rouges ne peut-elle finalement pas être considérée comme un drame strictement national (puisque les victimes et les bourreaux sont exclusivement cambodgiens) ? Aurait-on accepté en France que des juges américains participent au procès de Maurice Papon ? Finalement, le procès des Khmers rouges ne nous informe-t-il pas davantage sur l’uniformisation mémorielle de la planète plutôt que sur un procès historique ?

 

 

Documents à lire, à visionner ou à écouter :

Un dossier complet sur le Cambodge par la rédaction de France Culture.

Ka-set : un site d’information qui publie quotidiennement des comptes-rendus des séances du procès des Khmers rouges.

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24 juillet 2009 5 24 /07 /juillet /2009 09:43

Voici le programme d'un colloque qui promet d'être très intéressant. Les organisateurs nous proposent non seulement d'élargir les bornes chronologiques trop souvent réduites à l'histoire contemporaine dans ce domaine, mais aussi de sortir des frontières strictement françaises. Une telle démarche devrait conduire à des réflexions fertiles.

Les lieux de mémoire victimaire en Europe (XVIe-XXIe siècles)

Colloque organisé par l'UMR Centre Georges Chevrier 5605
du 18 au 20 novembre 2009 à l'Université de Bourgogne.


9 h 30 : Accueil des participants

10 h 00 : Introduction de bienvenue - Pierre Bodineau


Mercredi 18 novembre : Les persécutions et mémoires en Europe occidentale

Matinée : troubles de religion et massacre

- David El Kenz – Université de Bourgogne

Le massacre de la Saint-Barthélemy est-il un lieu de mémoire victimaire ?

- Karine Bigand - Université de Paris XIII

La mémoire des massacres dans les Iles britanniques au XVIIe siècle

- Ludolf Pelizeus – Université de Mayence

La mémoire des chasses aux sorcières en Allemagne

 

Après-midi : guerres civiles et massacre

- Jean-Clément Martin - Université de Paris I

La mémoire des massacres de la Révolution Française

- Maurice Carrez – Université de Strasbourg

Les lieux de mémoire des victimes de la répression blanche en Finlande en 1918-1919

- Stéphane Michonneau - Casa de Velasquez

Belchite ou les avatars de la figure victimaire (1937 - 2009)

 

Jeudi 19 novembre : : L’espace soviétique et post-soviétique

Matinée : la mémorialisation des massacres en Union soviétique

- Iouri Shapoval - Académie des Sciences d’Ukraine

Baby Yar : la mémoire du judéocide en Ukraine

- Alexandra Goujon – université de Bourgogne

Khatyn en Biélorussie

- Taline Ter Minassian - Université Jean Monnet de Saint-Étienne

Le monument commémoratif de Dzidzernagapert à Erevan : l’invention d’un haut-lieu de 1967 à nos jours

 

Après-midi : la mémoire des massacres dans les anciennes républiques soviétiques

- Piotr Kosicki - Princeton University

Le musée varsovien de Katyń : « où est donc le lieu de mémoire polonais de Katyń ? »

- Sophie Lambroschini – Journaliste indépendante et chargée de cours à l’Université de Paris X Nanterre

La ritualisation par le pouvoir politique de la famine de 1932-33 : le « Holodomor »

- François-Xavier Nérard – Université de Bourgogne

Les cimetières mémoriels de Leningrad

- Kathy Rousselet - CERI

L’église orthodoxe russe et les « nouveaux martyrs de la foi »

 

Vendredi 20 novembre

Matinée : Les massacres de civils dans les guerres inter-étatiques

- Claire Gantet - Université de Paris I

Silence, traces et rites : la mémoire des victimes de la guerre de Trente ans

- Florent Brayard - Centre Marc Bloch

L’anti-charnier. Politique mémorielle du nazisme

- Jean Vigreux – Université de Franche-Comté

Dun-les-Places, village martyr du Nivernais-Morvan (1944-2009). Histoire et investissements symboliques

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16 juillet 2009 4 16 /07 /juillet /2009 08:51

Avant de reprendre très prochainement le fil de l'actualité historico-mémorielle, voici en lien le dernier article que j'ai signé pour la revue Regard sur l'Est.
Il s'agit ici de relire l'oeuvre monumentale d'Alexandre Soljenitsyne dans la perspective d'une lecture croisée entre l'Est et l'Ouest, entre l'histoire et la mémoire au sein de ces deux cadres géographiques.

L'Archipel du Goulag : cette révolution venue de l'Est

Bonne lecture.
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9 juin 2009 2 09 /06 /juin /2009 09:49
Ci-dessous la vidéo d'une émission tournée en direct le 7 juin 2009 et à laquelle j'ai été invité à participer aux côtés de Jean-Pierre Rioux et Denis Peschanski sur le thème de l'histoire et de la mémoire.
Il s'agit bien entendu ici d'une modeste vulgarisation médiatique, mais qui répond finalement entre autres aux objectifs que nous nous sommes fixés au début de ce blog.
Bon visionnage.

PS : pour des raisons d'édition, j'ai coupé toute la première partie où les intervenants ont discuté de l'absence de la reine d'Angleterre aux cérémonies de commémoration du débarquement.

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6 juin 2009 6 06 /06 /juin /2009 10:52

Bonjour à tous,

C'est avec grand plaisir que je vous retrouve après ces quelques semaines d'absence.

L'oral du capes est prévu les 25, 26 et 27 juin, mais pour faire attendre les plus impatients, voici déjà un lien vers un article que j'ai récemment écrit pour la revue Regards sur l'Est.

C'est la Bérézina... de la mémoire occidentale.

Bonne lecture et à très bientôt.

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29 décembre 2008 1 29 /12 /décembre /2008 15:13

 

Vous connaissiez peut-être la femme à barbe, l’homme calamar, mais aviez-vous déjà croisé l’HOMME-MEMOIRE ?

 

J’ai eu la chance d’en rencontrer un spécimen d’une espèce très rare dans mon cursus et je n’ai donc pas été surpris (quoique flatté) de recevoir l’un de ses derniers ouvrages dans ma boîte aux lettres à la veille de Noël.

 

Il s’agit de Michel Chomarat, chargé de mission "Mémoire" à la Ville de Lyon depuis 2001, dont le travail consiste en quelque sorte à réguler les mémoires au sein de la communauté urbaine. A ma connaissance, Michel n’a actuellement aucun homologue sur le territoire français. Il serait donc fort intéressant de consulter l’ordre de mission précis qui lui a été transmis en début de mandat et d’interroger Gérard Collomb afin de mieux comprendre les cadres institutionnels dans lesquels son travail s’exerce.

 

Quoiqu’il en soit, la mission semble réussie ! Pour preuve, après la réélection éclatante de Gérard Collomb en 2008, Michel a été immédiatement reconduit dans ses responsabilités.

Et pourtant, ce choix n’allait pas de soi. Dans les méandres des multiples accusations de communautarisme qui parcourent les chemins de la mémoire, Gérard Collomb a décidé de jouer la carte de la transparence en choisissant un homme dont les diverses appartenances communautaires sont affichées et assumées. Dès lors, Michel a explosé les tabous, pacifiant ainsi les tensions qui règnent souvent autour des questions d’histoire et de mémoire. Il est en quelque sorte un médiateur du passé.

 

Il résume d’ailleurs lui-même très bien la nature de ses responsabilités en précisant qu’il a en charge « les morts sans sépulture » afin de les réintégrer dans la mémoire collective.

A partir de cette ligne directrice, plusieurs actions intéressantes ont été menées. Elles mériteraient à mon sens une attention particulière, voire une application adaptée à l’échelle nationale.

Il s’agit entre autres :

            - de réconcilier les passés respectifs de la France et de l’Algérie qui se tournent inexorablement le dos depuis que l’histoire en a fait deux nations distinctes.

            - d’intégrer les mémoires dites « communautaires » au sein de la collectivité : ce fût le cas jusqu’à présent des mémoires de la Franc-maçonnerie mais aussi de l’homosexualité.

            - de perpétuer la mémoire d’individus morts sous « X » au sein du collectif « Morts sans toi(t) » qui permet d’offrir une digne inhumation à des êtres humains échoués dans l’anonymat.

 

Bien entendu, certaines actions prêtent à réflexions et à critiques. Militant associatif et politique (mais pas élu), les responsabilités de Michel Chomarat doivent néanmoins parfois répondre à des exigences électoralistes qu’impose son statut. C’est probablement pourquoi il présente par exemple la loi dite Taubira comme « un premier signe fort de la République face à son histoire ». Sur ce point précis, la lecture de l’historien s’oppose à celle du politique. Il existe à mon sens bien d’autres moyens pour rendre hommage aux victimes de l’esclavage qu’une loi qui fige l’histoire dans une écriture officiellement datée.

 

Il n’en reste pas moins que Michel Chomarat représente l’archétype de l’engagement historico-citoyen. Son travail nous prouve que cet engagement se situe inexorablement dans le domaine mémoriel.

Lorsqu’il organise en 2002 les premières Assises de la Mémoire Gay et Lesbienne, suivies en 2005 par l’inauguration du premier centre de ressources documentaires gays et lesbiennes en France à la bibliothèque municipale de Lyon, son action ne répond pas simplement à une revendication identitaire. Elle s’inscrit non seulement dans une démarche scientifique qui permet de collecter les sources indispensables à de futures réflexions (sociologiques, historiques, philosophiques…) ; mais elle permet également de préserver la mémoire d’une collectivité dont le patrimoine culturel ne bénéficie pas d’une transmission héréditaire familiale. Plutôt que d’abandonner cette mémoire à des concurrences privées qui conduisent souvent à des pertes irréparables, Michel Chomarat considère que l’autorité publique doit préserver cette richesse dans le cadre de ses institutions républicaines muséographiques, archivistique et patrimoniales.

 

A titre privé, cet inconditionnel de la mémoire a créé une très belle collection d’édition qui accompagne son engagement et lui permet de diffuser plus largement les résultats de son travail : « Mémoire active ». Plus qu’un nom, c’est déjà tout un programme !

Le dernier ouvrage paru en novembre 2008 s’intitule Bonne Conduite. Il s’agit en fait d’un essai photographique au cours duquel Michel Chomarat retrace avec beaucoup d’humour et d’humilité son parcours personnel. C’est une sorte de "pied-de-nez" aux liquidateurs actuels de mai 68 par lequel Michel veut montrer qu’on peut avoir eu 20 ans en mai 68, assumer pleinement cet héritage, et n’en être pas moins devenu un acteur à part entière de la République française.

 

A la suite de cet essai très réussi, nous ne pouvons qu’attendre avec impatience une véritable autobiographie de Michel Chomarat, coécrite par un historien, acte mémoriel par excellence qui traduirait toute la puissance heuristique de cet homme-mémoire. 

 


Michel CHOMARAT, Bonne conduite, Mémoire Active, 2008


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14 décembre 2008 7 14 /12 /décembre /2008 14:11


Le Vatican a annoncé en octobre 2008 qu’il ne lui serait pas possible d’ouvrir aux historiens ses archives concernant l’Holocauste avant six ou sept ans. La raison invoquée : il faut du temps pour classer les seize millions de documents conservés.

 

Cette réponse est bien entendu grotesque et constitue déjà un élément de suspicion sur la sélection des documents qui seront réellement mis à disposition des historiens. Qui peut encore croire que plus de 60 ans après les faits, il n’a pas été possible de classer ces dossiers. Et d’ailleurs, de quel classement parle-t-on ? Il ne me semble pas que le Vatican soit un lieu où règnent particulièrement le désordre et la désorganisation. Comme dans tout autre pays, le versement des archives est sensé se faire directement d’une administration vers le service compétent, en respectant le plus possible le classement initial des documents qui constitue en lui-même un élément d’interprétation historique. Tout au plus, les dossiers qui portent atteinte à la sûreté nationale ou à l’intégrité individuelle sont tronqués… mais c’est tout ! J’aimerais donc que le Vatican justifie ce délai supplémentaire car en l’état, l’argument invoqué est irrecevable.

 

La tension qui règne autour de ce corpus documentaire semble davantage expliquer pourquoi le Vatican souhaite encore repousser l’échéance. Il est symptomatique de constater que ce sont des historiens et dirigeants juifs qui demandent incessamment l’ouverture de ces archives. Les accusations à l’encontre de Pie XII sont encore vives. L’objectif principal n’est donc pas vraiment d’écrire l’histoire du Vatican pendant la Seconde Guerre mondiale, mais d’apporter des éléments nouveaux à la mise en accusation mémorielle du pape Pie XII.

 

Pie XII, enjeu de mémoire entre les historiens juifs et le VaticanPie XII, enjeu de mémoire entre les historiens juifs et le Vatican

 

Dans ces conditions, s’il est bien entendu légitime de demander l’ouverture des archives du Vatican, je ne pense pas que cela nous permettra dans un premier temps d’exercer une lecture historienne. Nous sommes dans une situation où les enjeux mémoriels sont tels qu’ils pèseront nécessairement sur les conclusions.

 

Ce dossier peut être comparé à celui qui a touché la France au début des années 1990 lorsque Serge Klarsfeld avait cru retrouver le fameux « fichier juif » ayant été à l’origine de la déportation des juifs de France. Une commission nationale avait alors été mise en place sous la direction de René Rémond afin d’étudier ces documents. Elle était arrivée à la conclusion que les fiches retrouvées avaient été rédigées après la Libération pour documenter les droits des victimes. Encore une fois dans cette affaire, la mémoire avait joué un rôle important, venant quelque peu brouiller les pistes de lecture historiennes.

 

Longtemps englué dans des débats sur la subjectivité/objectivité de son activité, l’historien ne devrait-il donc pas désormais s’interroger davantage sur un nouvel enjeu épistémologique : celui de sa distanciation avec la mémoire ? Après l’anachronisme, la téléologie ou encore la subjectivité (qui relève finalement tous d’enjeux de mémoire, à différentes temporalités), voici donc que la question mémorielle se pose de façon beaucoup plus globale.

 

Or, afin de minimiser les passions qui nuisent nécessairement à l’écriture raisonnée de l’histoire, ne devrait-on pas réviser notre relation aux archives. Dans un contexte d’histoire de plus en plus "mondialisée" au XX° siècle, ne devrait-on pas proposer un lissage international de l’accès aux archives. L’Europe, puis l’ONU, ne pourraient-elles pas proposer aux Etats de s’entendre sur des délais communs maximum de mise à disposition de leur documentation ? Aussi surprenant que cela puisse paraître, certains Etats (et probablement la France la première) se soulèveraient contre cet abandon d’un domaine considéré comme relevant de la souveraineté national ; néanmoins, des arguments financiers sur la modernisation et la conservation des archives pourraient venir à bout des plus vives résistances.

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3 décembre 2008 3 03 /12 /décembre /2008 21:12


Quelques semaines après la diffusion du rapport Kaspi, que reste-t-il de la production de cette énième commission financée par la République et dont le travail a encore fait « pschitt » ?

 

Dans le vacarme des protestations qui ont suivi l’annonce d’une éventuelle suppression de la plupart des commémorations françaises, je n’ai guère lu d’analyse très intéressante de cette proposition. Je me suis cependant longuement interrogé sur le silence des historiens dans ce débat, laissant la plume des journalistes s’enliser entre les déclarations politiciennes et les vindictes populaires (quand elles n’étaient pas populistes…).

 

Une commission mystérieuse

Tout d’abord, il me semble nécessaire de rappeler que ce rapport n’est pas (officiellement) l’émanation d’une stricte volonté gouvernementale. Il est le résultat d’une année de travail sous la responsabilité d’André Kaspi, avec les contributions d’autres historiens, de journalistes, d’associatifs, mais aussi d’un inspecteur général des armées. Cette commission a été créée le 12 décembre 2007 par le secrétaire d'État à la défense chargé des anciens combattants. Elle avait pour mission de réfléchir à l'avenir et à la modernisation des commémorations et célébrations publiques. Outre son directeur, professeur émérite à l’Université de Paris-I, il faut noter la présence d’illustres historiens tels qu’Emmanuel Le Roy Ladurie ou encore Jean-François Sirinelli.

Avant même d’évoquer le fond du rapport, la forme se prête déjà à des interrogations. Je reste perplexe en effet sur la présence de journalistes dans cette commission et j’aimerais qu’on m’explique sur quel préalable intellectuel le secrétaire d’Etat justifie leur présence. Sur dix-huit membres, on compte en effet quatre individus issus du monde des médias (soit presque un quart). Ne serait-ce pas une stratégie gouvernementale pour ensuite mieux communiquer sur la réforme… ?

Je m’étonne également de la discrétion dans laquelle les membres de cette commission se sont enfermés dès sa diffusion. A priori, on peut imaginer que tous les participants ont avalisé ce projet avant de le transmettre. Dans le cas contraire, certains nous auraient fait savoir leur désaccord. Or, il n’en est rien ! Tous se sont emmurés dans un silence inébranlable qui m’inspire deux interprétations :

            - soit les participants ont immédiatement sentis un vent de contestation s’élever contre leurs propositions et ont préféré se faire discret, laissant ainsi seul leur directeur dans la violence d’un lynchage médiatique.

            - soit ils n’ont été que la caution intellectuelle d’une volonté gouvernementale qui surfe sur la réduction des jours fériés et la condamnation de la repentance.

 

Hélas, aucun journaliste n’a estimé nécessaire d’enquêter sur les conditions de travail de cette commission et nous ne savons pas réellement comment le rapport Kaspi a été élaboré.

 

Un constat intéressant, des conclusions extrémistes

Le présupposé initial était pourtant intelligent. Il part du principe que la commémoration (c’est-à-dire l’acte de se souvenir ensemble) n’est plus adapté à notre société contemporaine. D’une part, les témoins directs des évènements commémorés disparaissent progressivement ; d’autre part, ces manifestations commémoratives sont peu à peu désertées au profit de cérémonies davantage communautarisées. Il s’agissait donc, dans l’ordre de mission, de réfléchir sur les nouvelles formes que peuvent revêtir les commémorations afin de perpétuer la transmission de la mémoire nationale, « notamment auprès des jeunes générations ».

 

Or, à partir de ce constat, voici un résumé des propositions de la commission Kaspi :

            - tout d’abord, et c’est principalement ce qui a été retenu par les médias : « trop de commémoration tue la commémoration ». Par conséquent, le rapport Kaspi propose de réduire arbitrairement ces journées du souvenir national de douze à trois : le 8 mai, le 14 juillet et le 11 novembre.

            - les autres dates ne seraient pas abandonnées, mais plutôt localisées, régionalisées, voire privatisées. En somme, le rapport prône une "décentralisation" partielle et une "privatisation" de la mémoire qui ne doit plus nécessairement se cantonner à une cérémonie commémorative, mais s’exprimer par d’autres vecteurs artistiques, touristiques, pédagogiques et médiatiques.

 

Pour une lecture critique

Ces choix qui peuvent paraître anodins au premier abord, relève pourtant d’orientations idéologiques fortes du politique par rapport à l’histoire et la mémoire.

Tout d’abord, il apparait clairement que la mémoire est considérée dans une approche libérale. L’idée que l’on puisse confier sa gestion aux collectivités locales, voire à des associations, démontre une volonté de distanciation vis-à-vis de l’émotionnel, du sentiment induit par l’activité commémorative. Dans un contexte mondialisé et européanisé, l’Etat tend vers une économie d’échelle pour ne célébrer que les grands évènements à la gloire de la Nation. 

Ce dernier point constitue la seconde critique majeure du rapport. On connaît le sentiment de notre actuel président sur la notion de "repentance" et il est difficile de ne pas déceler son influence plus ou moins directe dans le choix des dates retenues qui célèbrent toutes la gloire et le prestige de la République victorieuse, laissant de côté ses évènements les plus sombres. En somme, la République serait désormais invitée à se rassembler uniquement pour célébrer sa naissance symbolique, l’union de ses corps représentatifs, mais aussi ses victoires contre le nationalisme, l’extrémisme et la violence. Une belle image d’Epinal ! … qui laisse cependant de côté ses zones d’ombre, dans une perspective qui pourrait presque frôler le négationnisme. A minima, c’est un refus de se confronter aux erreurs du passé ; au pire, cette décision peut être interprétée comme une attitude arrogante envers la mémoire des différentes entitées qui forment la Nation.

C’est à mon sens le refus de ce dernier point qui a directement conduit à l’échec de ce projet.

 

Chronique d’un échec

Le lundi 10 novembre 2008, avant même la diffusion du rapport dans les médias, le secrétaire d'Etat aux anciens combattants Jean-Marie Bockel déclarait en accord avec l’UMP qu’il n’était pas question de supprimer des commémorations. Certes, cette commission avait été mise en place par son prédécesseur ; mais on peut cependant s’interroger sur la cohérence d’un tel groupe de travail dont l’objectif était d’ores et déjà désavoué par son nouveau secrétaire d’Etat.

Il convient ensuite de s’interroger plus longuement sur les raisons d’une telle condamnation alors que chacun semblait d’accord sur le constat préalable. C’est à mon sens l’une des principales faiblesses de cette commission que d’avoir négligé l’apport des sociologues au profit des journalistes. L’analyse sociologique aurait probablement permis de mieux comprendre que l’acte de commémoration relève désormais davantage du champ de l’ « identitaire » plutôt que du « national ». S’il n’est pas faux de s’inquiéter de la multiplication récente des commémorations depuis 1999, il faut peut-être s’interroger d’abord sur les raisons d’une telle prolifération avant de la condamner sans autre formalité.

Si la mémoire est désormais éclatée au profit d’une lecture communautaire, c’est que tout évènement historique évoque/provoque un sentiment personnel en chaque individu. L’exemple le plus abouti est probablement celui du souvenir de la déportation. Chaque année, des tensions s’expriment à l’occasion des cérémonies commémoratives au cours desquelles des associations tziganes, homosexuelles, communistes, d’anciens déportés, etc.…se disputent la prééminence dans les cortèges officiels, la responsabilité dans l’achat de la gerbe de fleurs, ou encore la visibilité dans l’acte du souvenir. La frustration de certains groupes est telle qu’il est admis depuis longtemps que la communauté juive se recueille de façon  presque "privée" par l’intermédiaire du Mémorial du martyr juif inconnu, devenue depuis 2005 le Mémorial de la Shoah. Plus récemment, en 2001, les autorités préfectorales ont reçu pour ordre du Premier Ministre Lionel Jospin que les associations homosexuelles puissent déposer une seconde gerbe après la cérémonie officielle. Depuis plusieurs années, la mémoire nationale est donc déjà éclatée au profit de différentes revendications communautaires.

A mon sens, ce que le rapport Kaspi proposait n’était rien d’autre qu’une institutionnalisation de cette pratique jusqu’alors exceptionnelle. Plutôt de dépasser les conflits intercommunautaires, il s’agissait ici de les contourner par un désengagement progressif de l’Etat. Les rédacteurs du rapport pensaient probablement désamorcer les attentes en régionalisant les reconnaissances officielles. La valeur symbolique en aurait été alors amoindrie. A contrario, les pressions électoralistes régionales auraient ainsi pu être mieux assouvies, sans froisser l’ensemble de la communauté nationale. Il est en effet indéniable que si la mémoire répond à une identité, elle a aussi une géographie : c’est pourquoi les revendications mémorielles portant sur l’esclavage ont été essentiellement soutenues dans les îles et que celles concernant les harkis se concentrent principalement dans le sud méditerranéen de la France.

Un tel projet entend donc non seulement préserver la paix sociale, mais aussi répondre à des stratégies de politique locale. Or, je m’étonne que les membres de la commission n’aient pas anticipé les risques et dérives évidentes d’une telle pratique. Celle-ci repose en effet sur une confiance aveugle d’autorégulation. Comment ne pas imaginer en effet que des associations parviennent à constituer différents pôles régionaux pour mieux porter leurs revendications sur l’ensemble du territoire. Le problème aurait donc été déplacé, mais pas évité. Les préfets, les présidents de région, et les maires auraient alors été ensevelis sous des demandes aussi diverses qu’absurdes.

 

En bref, ce projet a été refusé pour deux raisons principales :

 

   - D’une part, il ne satisfait pas les revendications identitaires. Ce qui intéresse les associations et groupes mémoriels, ce n’est pas de pouvoir organiser des cérémonies privées ou locales (qu’ils pratiquent déjà  par ailleurs). Ce qu’ils veulent, c’est une reconnaissance officielle de l’Etat français, avec toute la force symbolique que cela entraîne dans la reconnaissance contemporaine d’une minorité identitaire.

   - D’autre part, il n’apporte pas une réponse satisfaisante au principal problème posé : la prolifération incontrôlée des revendications mémorielles. Au contraire, en décentralisant le processus de commémoration, il aurait multiplié les lieux susceptibles de répondre favorablement à différentes pressions communautaires.

 

 

 

Hélas, avec le rapport Kaspi ont été enterrées toutes les interrogations préalables auxquelles aucune réponse n’a été apportée. Depuis la prise de conscience, l’émancipation et l’institutionnalisation d’une écriture de l’histoire du temps présent, c’est la première fois que nous ressentons aussi vivement le temps nous glisser entre les doigts. Malgré l’allongement de la durée de la vie, malgré la multitude des témoignages recueillis sur différents supports, les témoins directs du XXème siècle disparaissent inexorablement, emportant avec eux leurs histoires personnelles pour mieux laisser entrer leur mémoire dans l’Histoire. Ce n’est donc pas une crise de la mémoire, ni une nouvelle crise de l’histoire que nous traversons. Ce phénomène révèle un traumatisme bien plus profond qui touche l’ensemble de la société dans son rapport à la temporalité et qui pourrait avoir de lourdes conséquences sur son évolution.

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9 novembre 2008 7 09 /11 /novembre /2008 16:04


Pierre NORA et Françoise CHANDERNAGOR, Liberté pour l'histoire, Paris, CNRS Editions, 2008.

Ceci n’est pas un livre. C’est un manifeste !

« Liberté pour l’histoire » n’est pas seulement un titre ; c’est aussi le nom d’une association fondée en décembre 2005 par 19 historiens qui refusent la multiplication des interventions abusives de la politique et de la justice dans l’exercice de l’histoire (lire l’appel du 12 décembre 2005 sur le site de LPH). Ils demandent alors explicitement l’abrogation des lois suivante :

            - loi dite « Gayssot » (13 juillet 1990) tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, notamment en instaurant dans son article 9 la pénalisation de la contestation d’un crime contre l’humanité.

            - loi sur la reconnaissance du génocide arménien (29 janvier 2001)

            - loi dite « Taubira » (21 mai 2001) tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en tant que crime contre l'humanité.

            - loi portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés (23 février 2005), notamment son article 4 qui édictaient (avant son abrogation récente) : « Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer ».

 

Aujourd’hui, Liberté pour l’histoire est présidée par Pierre Nora et regroupe plusieurs centaines d’historiens. Cependant, il convient de préciser avant de présenter cet ouvrage que l’unanimité ne règne pas autour de ce mouvement libertaire. En signe de protestation contre cet appel, des chercheurs et universitaires ont signé une lettre ouverte intitulée « Ne mélangeons pas tout » dans laquelle ils manifestent leur désaccord sur plusieurs points.

D’ailleurs, signalons que quelques mois avant sa création, des historiens s’étaient regroupés dans un autre collectif visant à clarifier les relations entre l’histoire et la mémoire : le comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire (lire le manifeste adopté le 17 juin 2005).

 

Le principal point de désaccord repose sur la demande d’abrogation de la loi dite « Gayssot ». Certains historiens (notamment Serge Klarsfeld et Claude Lanzmann) ont en effet émis de vifs désaccords avec l’éventualité d’une suppression de ce texte législatif qui, s’il porte atteinte à la liberté de la pratique historienne selon les uns, constitue néanmoins une avancée essentielle dans la lutte contre le négationnisme selon les autres.

 

Ce sont les termes de ce débat qui sont posés dans ce petit opuscule qui vient de paraître.

 

Il s’inscrit dans un contexte particulier puisque Xavier Darcos, ministre de l’Education Nationale, vient d’adresser à Pierre Nora une lettre ouverte dans laquelle il lui demande conseil dans le débat sur les relations entre l’histoire, la mémoire et la politique. Par cet acte qui pourrait paraître innocent, plusieurs présupposés sont néanmoins à l’œuvre :

            - Tout d’abord, pourquoi s’adresser strictement à Pierre Nora ? Si le ministre semble faire appel à des relations d’amitié, l’historien ne manque pas de lui répondre au nom du collectif Liberté pour l’histoire (lire sa réponse). N’est-il pas de la responsabilité d’un ministre de consulter certes les meilleurs spécialistes de la question, mais en s’assurant de leur impartialité ? Il n’est pas ici question de douter des compétences et de l’objectivité du respectueux et respecté Pierre Nora ; cependant, puisqu’il est l’un des acteurs principaux d’une polémique entre historiens, n’aurait-il pas mieux valu consulter en parallèle les représentants de l’autre tendance ? Dans un débat qui vise à limiter les conflits d’intérêts mémoriels entre communautés, cela commence mal…

            - Ensuite, il ne faut pas oublier que Xavier Darcos vient de provoquer lui-même une polémique en déclarant le mardi 28 octobre devant la mission parlementaire d’information instituée sur ces questions : « Est-ce qu'il ne faudrait pas qu'une bonne fois pour toutes ce que nous considérons comme devant être enseigné aux élèves soit prescrit par la représentation nationale ? ». Sa lettre à Pierre Nora émise dès le lendemain vise donc également à minimiser la portée de ses propos qui ont suscité un tollé auprès des enseignants et des universitaires. 

 

Pierre Nora n’est pas dupe de tous ces présupposés et stratégies communicationnelles. Il saisit donc l’occasion pour demander au ministre de préciser ses intentions dans ce dossier et le conduire jusqu’à une institutionnalisation de ses réponses quand elles s’engageront vers une plus grande liberté pour l’histoire. Il n’entend donc pas apporter si facilement sa caution morale et intellectuelle au ministre et il la conditionne à des engagements précis… qui sont restés sans réponse jusqu’à présent.

 

Nous sommes donc dans un moment important des relations entre histoire, mémoire et politique. Ce débat suscite de nombreuses publications éditoriales et journalistes que nous aurons régulièrement à commenter sur ce blog.

Parmi ces écrits, notons le petit texte de Pierre Nora et Françoise Chandernagor intitulé Liberté pour l’histoire. Si cela n’a pas encore été fait, il serait fort utile d’en conseiller la lecture à notre ministre de l’Education Nationale.

Ne nous y trompons pas, il ne s’agit pas d’une analyse totalement objective du débat. Il n’est point laissé de place dans cette parution aux arguments de leurs "opposants-détracteurs".

Nonobstant, au-delà des conflits d’ "écoles", il faut absolument lire ce texte de présentation méthodologique des termes du débat. Les propos de Françoise Chandernagor sont particulièrement instructifs. Sans tomber dans des considérations trop engagées sur le sujet, elle conduit une analyse rigoureuse des causes, des conditions de rédaction et d’application, mais aussi des conséquences de ces lois qu’elle préfère qualifier à juste titre d’ « historiennes » plutôt que « mémorielles ». Elle invoque l’anti-constitutionnalité de ces textes législatifs et leur rédaction précipitée, dénuée de toute consultation aux historiens, pour dénoncer les dérives d’une pratique qui se multiplie depuis quelques années. De l’échelle nationale à l’échelle internationale, Françoise Chandernagor nous livre une explication de texte réfléchie et documentée qui complète toute la littérature déjà éditée dans ce domaine.

 

Liberté pour l’histoire semble donc s’imposer comme l’un des acteurs principaux dans les réflexions sur l’histoire et la mémoire. L’association vient d’ailleurs d’être rejointe par Annette Wieviorka et Henri Rousso qui s’étaient jusqu’alors tenus à l’écart de ce mouvement en raison des demandes d’abrogation de la loi dite « Gayssot ». Or, devant la multiplication des risques de judiciarisation et de politisation de l’histoire, mais aussi en raison des propos rassurants de Pierre Nora qui ne fait plus de l’abrogation de la loi « Gayssot » une priorité, ces deux éminents chercheurs viennent de joindre leur voix à celle désormais collective de Liberté pour l’histoire.

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