A trop vouloir gloser sur la mémoire nationale et les mécanismes complexes de la construction mémorielle collective, on oublie parfois un peu
vite que la mémoire se conjugue aussi à l’échelle communale, voire à celle d’un quartier, et qu’elle révèle des enjeux tout aussi importants.
Un quartier particulier
C’est le cas à Dijon en Bourgogne où est né depuis 2009 un projet intitulé tout simplement « Mémoire de
quartier ». Initié par le Centre Social du quartier de la Fontaine-d’Ouche, cette action s’inscrit dans le cadre d’un vaste et ambitieux chantier de
rénovation urbaine.
Laurent
Grandguillaume, Adjoint au Maire de Dijon et Conseiller général de Côte-d'Or, présente la rénovation du quartier Fontaine-d'Ouche.
Le quartier de la Fontaine-d’Ouche n’est pas exactement un quartier comme les autres. Géographiquement excentrée par rapport au site
historique de Dijon, la zone s’est essentiellement développée après les années 1945 dans le cadre d’un programme national d’urbanisme mettant en place les fameuses Zones à urbaniser en
priorité (ZUP). Ainsi, le paysage est en fait principalement constitué de grands ensembles construits à l’époque dans l’urgence et qui font aujourd’hui l’objet de toutes les critiques.
Accueillant au départ des familles issues de l’exode rural et devant faire face à la croissance démographique inégalée du baby-boom, ces logements se sont vite
délabrés et sont devenus les principaux lieux d’accueil des populations immigrées et/ou en difficultés économico-sociales. Ces quartiers finalement récents dans l’histoire urbaine française
sombrent dès lors assez rapidement dans une représentation spatiale négative que les médias relaient souvent sous le terme générique et désormais stigmatisant de
« banlieue ».
En arrière-plan, les tours d'habitation du quartier Fontaine-d'Ouche
C’est le cas du quartier de Fontaine-d’Ouche qui est, avec celui des Grésilles, l’un des plus multiculturels de la ville de
Dijon. C’est en qualité de quartier considéré comme "sensible" que ce dernier s’inscrit dans le programme national de rénovation urbaine. Les habitants eux-mêmes sont conscients de cette image
négative et c’est pourquoi les élèves du collège Rameau, dans le cadre d’un projet scolaire très intéressant sur l’histoire et la mémoire de leur
quartier, partent d’un constat assez simple : « Le collège Rameau et le quartier de Fontaine d’Ouche sont victimes d’une
mauvaise image ».
Dans ces conditions, la rénovation urbaine est considérée pour beaucoup comme une chance pour l’avenir et la revalorisation de l’image du
quartier… mais de quel quartier ?
« Mémoire de quartier » : un projet populaire
Ce projet a véritablement été initié par les habitants, et plus particulièrement par le Centre Social du quartier. Il est essentiellement
coordonné par Pascale Cadouot et rassemble une multitude de micro-actions telles que des expositions, spectacles, représentations théâtrales, etc. Il s’inscrit dans le
prolongement de la rénovation urbaine qui devrait prendre fin en 2012.
Le constat initial et son fil conducteur sont simples : le visage du quartier va être profondément modifié d’ici 2012 ; comment
conserver malgré tout une trace de son identité ?
Pour les besoins de cette enquête, j’ai rencontré les initiateurs et animateurs de l’une des actions entreprises dans le cadre du projet : les
artistes Allan Ryan et Matthieu Louvrier.
Depuis plusieurs mois, ils animent un atelier de création artistique visant à réaliser une fresque murale sur un pont (avenue du Lac). Leur
travail a comporté plusieurs étapes :
- d’abord, une phase d’enquête durant
laquelle les habitants leur ont livré plusieurs témoignages et anecdotes sur la vie du quartier depuis plusieurs décennies.
- ensuite, des ateliers artistiques
ont été organisés afin de réfléchir avec les usagers quotidiens de cet espace social aux meilleures façons de l’aménager et de représenter la mémoire du quartier.
- enfin, depuis le début du mois de
juillet, les habitants sont invités à participer à la réalisation de cette fresque murale sous le regard et les conseils du plasticien Matthieu Louvrier.
Au total, ce sont près de 100 personnes qui ont été associées de près ou de loin à l’une des étapes de ce beau projet. L’œuvre en cours de
finalisation est composée de plusieurs panneaux représentant respectivement une idée.
Vue d'ensemble de la première partie de la
fresque qui s'étend sur toute la longueur du pont
Quelques vues détaillées de la fresque, représentant notamment les esquisses architecturales du quartier, les cours d'eau et l'ombre du
Chanoine Kir
Un nouveau lieu de mémoire ?
Une telle réalisation est à mon sens riche de sens et d’enjeux. Si l’on veut bien prendre le temps de mettre en perspective ce micro-évènement
avec nos connaissances actuelles sur la mémoire, l’exemple local devient une formidable source de réflexion.
Il convient tout d’abord de s’interroger sur le contexte de son apparition. La mémoire, selon Pierre Nora, est une « histoire
totémique » (opposée à l’histoire critique scientifique). En somme, c’est une représentation émotionnelle du passé par un individu ou un groupe qui, par l’intermédiaire de cette
remémoration subjective, tente de faire passer un message plus ou moins conscientisé.
Dans le cadre du projet « Mémoire de quartier », on peut considérer sans trop prendre de risque que la mémoire est
ici la manifestation d’une angoisse évidente face aux travaux de rénovation urbaine. Quand les bulldozers entrent dans le quartier pour faire tomber les tours de béton et modifier l’organisation
des lieux de sociabilité publique, ce n’est pas seulement le paysage urbain qui est touché mais c’est l’ensemble de l’identité locale qui est affectée.
Par cette fresque, ce sont finalement des « traces » de leur présence que les habitants du quartier veulent pérenniser.
Une telle constatation nous permet ainsi de comprendre que les enjeux qui entourent ce projet ne sont pas aussi anodins qu’ils pourraient
paraître au premier abord.
D’un point de vue social, il traduit la crainte d’une population qui comprend que son quartier change et qui s’interroge sur la place qui lui
sera dévolue au sein de ce nouvel espace dans un avenir proche.
L’interrogation est d’ailleurs largement justifiée. Généralement annoncées comme une solution aux difficultés d’un quartier dit
« sensible », les opérations de rénovations urbaines ne manquent pas de publicité pour vanter les bienfaits du nouveau centre-commercial flambant neuf ou des nouvelles crèches
construites à proximité. Or, les géographes manquent encore de statistiques fiables pour étudier les conséquences démographiques de ces opérations immobilières. Pour l’instant, nous ne pouvons
que constater l’augmentation générale des loyers qui suit directement la rénovation et nous interroger sur la réelle possibilité pour certaines catégories de population à pouvoir s’y
maintenir.
Ces constations pourraient alors conduire à d’intéressantes discussions sur les implications idéologiques que de telles politiques supposent,
qu’elles soient appliquées par des municipalités dites « de gauche » ou « de droite ». Nous laisserons pourtant cette réflexion à la liberté du lecteur.
Dans le cadre de ce blog, nous nous contenterons d’évoquer les conséquences sociétales de cette construction mémorielle locale qui constituent
déjà un axe de réflexion éminemment heuristique. On s’aperçoit alors que la mémoire, même à cette échelle locale, est productrice de communautarisme.
Au-delà des traits les plus évidents sur l’histoire du lieu, les artistes ont en effet constaté ponctuellement l’émergence de discours ambigus
qui, sous prétexte d’une rénovation urbaine, entendaient encourager la redécouverte des "vraies racines" du quartier avant que d’autres ne viennent les subvertir. Hélas, les auteurs de ces propos
ne se rendent pas toujours compte qu’ils sont eux aussi « les autres » selon le point de vue adopté.
C’est pourquoi je me suis étonné au cours de cette enquête qu’une place plus grande ne soit pas accordée à la notion de
« diversité » aux côté de la notion de « mémoire ». C’est pourtant la voie qui a été choisie par d’autres projets similaires ailleurs en
France. Ainsi, dans les villes d’Aulnay-sous-Bois, Cholet, Rosny-sous-Bois, et bien d’autres, la « Mémoire de quartier » se décline généralement plutôt sous la forme d’une action
qui, autour de l’histoire d’un lieu de vie commun, invite les habitants à se rassembler pour mettre en valeurs ce qui les rapproche plutôt que ce qui les différencie.
La ville de Dijon n’est pourtant pas restée indifférente à ce projet. Aux différents stades de la réalisation, différentes personnalités
municipales se sont succédées aux réunions et sur le chantier. Dans le cahier des charges, la commission de quartier a d’ailleurs imposé aux artistes l’évocation de plusieurs mots-clefs
censés représenter le quartier.
Si l’on peut tout à fait comprendre que la municipalité ne souhaite pas voir apparaître sur les murs de la ville des inscriptions dont
elle ne pourrait pas avoir le contrôle, on peut aussi s’interroger sur ce qui peut être considéré comme une forme de censure de la production artistique. La comparaison est certes provocante mais
tout de même, n’est-il pas possible de penser que la municipalité protège l’écriture de son récit local, comme l’Etat protègerait son récit national face aux éventuelles revendications
identitaires polymorphes ? Ainsi, de la fresque de l’Avenue du Lac de Dijon aux représentations idéelles de l’Histoire de France par les institutions républicaines, il n’y aurait qu’une
étape parfois pas si éloignée. C'est pourquoi le discours d’inauguration prévu au mois de septembre 2010 est attendu avec impatience.
A ce stade de la réflexion, on peut seulement regretter qu’une réflexion plus large n’ait pas été menée (ou du moins
n’apparaisse pas directement) autour de ce projet, sur ses conséquences immédiates et à venir. A n’en pas douter, le recours à une consultation plus régulière sur les questions mémorielles
ou bien même l'existence d’un chargé de mission mémoire (comme nous l’avons précédemment mentionné dans la ville de Lyon) aurait probablement permis d’approfondir quelque peu
l’étude initiale du projet.
En l’état actuel, le travail formidable déjà mené par le Centre Social du quartier Fontaine-d’Ouche, les artistes Allan Ryan et
Matthieu Louvrier, ainsi que les nombreux participants aux multiples actions du projet « Mémoire de Quartier » doit néanmoins être souligné.
Nota bene : à la suite de l'édition de cet article, Laurent Grandguillaume nous a fait l'honneur de lire cet article et d'apporter quelques informations
supplémentaires :
"Merci et bravo pour cet article. Une petite précision, ce projet de fresque a été initié par la commission de quartier dans le cadre du budget participatif
(budget de 40.000 euros par an, cette année seront également réalisés des panneaux ...éducatifs sur la faune et la
flore le long du ruisseau, une aire de jeux pour les enfants à la combe) et non pas par une structure de quartier en particulier. Les thèmes ont été définis par un groupe de travail issu de la
commission de quartier, groupe de travail composé d'habitants, de services techniques municipaux, d'élus de quartier et de représentants de l'association choisie pour réaliser la fresque et pour
associer les habitants à cette réalisation. La fresque traite d'ailleurs du passé et du présent car le quartier de Fontaine d'Ouche a de nombreux atouts dont son environnement (lac Kir, ruisseau,
combe, ...etc ). "Mémoire de quartier" regroupe d'autres actions, financées également par la ville de Dijon et pilotées par l'équipe du centre social, sur le quartier comme l'exposition réalisée
récemment par le collège Rameau ou le film réalisé à l'école Alsace avec l'association Label Épique. Vous pourriez compléter votre texte par le contrat de quartier qui vise à agir sur l'humain en
complément de l'urbain et qui a été réalisé à partir d'une large consultation et concertation".