Cet épisode tragique de l’histoire française et israélite a récemment été remis en lumière dans une fiction réalisée par Roselyne Bosch. C’est un film important puisque jamais personne
n’avait jusqu’alors tenté de représenter cet évènement essentiel de l’historiographie de la Seconde Guerre mondiale. Malgré un accueil chaleureux dans la plupart des médias français, il faut
prendre quelques précautions d’analyse.
Le scénario est fondé sur les souvenirs d’un témoin, Joseph Wiesmann, qui était âgé de 10 ans au moment de la Rafle du Vél’ d’Hiv’. Il retrace le parcours commun de
plusieurs familles juives victimes de cette arrestation massive organisée à Paris entre le 16 et le 17 juillet 1942.
Bande annonce : La Rafle
Les critiques de cinéma ont notamment salué une « œuvre utile » (La Croix) « sans ostentation ni dérapages, avec une forme de sobriété » (Le Journal du
Dimanche). C’est une qualité qu’il faut souligner tant il aurait été facile de sombrer dans le pathos et d’enclencher le mécanisme de la repentance à travers les larmes et la pitié.
Roselyne Bosch choisit au contraire une forme de représentation plutôt neutre qui conduit cependant à d’autres limites, voire parfois à des dérapages.
C’est donc intentionnellement que j’ai qualifié ce film de véritable « rafle », non pas au sens historique, mais au sens littéral du terme qui désigne
l’ « action de piller » (Petit Robert, 2009). Traitant d’un sujet délicat, la réalisatrice réduit la fiction au strict nécessaire pour se consacrer quasiment exclusivement
à l’illustration de l’évènement. Au final, le spectateur un peu renseigné a l’impression d’un pillage en règle de plusieurs ouvrages historiques sur la question, sans véritable esprit critique et
sans souci de cohérence.
Un film d’histoire, un film historique ou un docu-fiction ?
Cette démarche n’est pas sans risque.
D’une part, je suis toujours un peu réticent à rester assis dans mon siège quand la projection commence par le message suivant :
« Tous les personnages du film ont existé. Tous les évènements ont bien eu lieu ».
Cette affirmation péremptoire lancée d’emblée au visage du spectateur supposerait que le témoignage de Joseph Wiesmann soit infaillible, y compris dans la description psychologique de ses
voisins, mais aussi pour les évènements contextuels qu’il n’a pas lui-même vécu. Sachant que l’intéressé n’était âgé que de 10 ans au moment des faits et que 68 ans se sont écoulés depuis, il est
indéniable qu’une reconstruction mémorielle ait été à l’œuvre.
Mon propos n’a pas pour ambition de condamner à tout prix la démarche de ce que nous appelons aujourd’hui, sans jamais l’avoir vraiment défini, un « film historique ».
J’ai montré à plusieurs reprises dans ce blog que le cinéma pouvait être une entrée intéressante pour étudier, comprendre, ou illustrer la pratique de l’histoire. En revanche, mon propos sera
toujours plus sévère contre les films qui prétendent écrire l’histoire. Pour être tout à fait clair, ma préférence se porte davantage sur la démarche d’un Quentin Tarantino par exemple, qui dans Inglorious bastards utilise l’histoire jusqu’au travestissement au service de
son art (poussant l’audace jusqu’à faire mourir Hitler dans un attentat) plutôt qu’à un docu-fiction mal assumé qui prétend apporter une vérité historique là où les historiens s’écharpent depuis
plusieurs décennies.
Une vulgarisation historique qui pose problème
A mon sens, malgré le respect que sa vie et son œuvre imposent, la mention de Serge Klarsfeld comme « conseiller historique » du film en générique ne
suffit pas à assurer une caution infaillible. Ce film mériterait d’ailleurs un décorticage minutieux de chaque scène, mais ce blog n’est pas le lieu approprié pour un tel exercice et son auteur
n’est d’ailleurs pas un spécialiste suffisamment compétent pour se prononcer sur chaque détail de l’histoire de la rafle. Il est néanmoins possible de relever quelques aspects fondamentaux de
l’approche historiographique de la Seconde Guerre mondiale qui sont suffisamment malmenés par la réalisatrice pour être signalés.
Tout d’abord, il est malheureux de constater comment Roselyne Bosch pervertie les images d’archives. Elle utilise notamment à outrance les vidéos devenues célèbres d’Hitler en couleurs dans sa
résidence bavaroise. Cette stratégie est d’autant plus regrettable qu’elle consiste en une instrumentalisation de sources historiques muettes au service de son scénario ; elle donne
l’impression qu’Hitler aurait décidé l’extermination des Juifs depuis une magnifique résidence secondaire, dans une ambiance chaleureuse et conviviale. Non seulement on frôle la caricature, mais
une telle pratique pourrait donner l’impression que les historiens ont une utilisation très aléatoire des archives qu’ils exploitent.
Les archives vidéos utilisées par Roselyne Bosch
De manière générale, on peut affirmer que toutes les scènes qui mettent en action les dirigeants et les décideurs posent problème. Laval est représenté comme l’archétype du salaud ayant bafoué
les ordres du Maréchal Pétain. Ce dernier apparaît alors dédouané d’une partie de ces responsabilités dans cet évènement. L’hypothèse est séduisante. Elle n’est d’ailleurs pas exclusive à
Roselyne Bosch et Serge Klarsfeld. Il n’en demeure pas moins que les sources nous manquent encore pour être aussi catégorique dans cette affirmation. Le scénariste décide ainsi de montrer des
scènes de tractations imaginaires alors que les historiens ne savent toujours pas avec exactitude comment les décisions ont été prises. Encore une fois, une telle position n’est pas condamnable
en soi. Il est au contraire louable (et nécessaire) dans ce genre de production que des prises de position soient effectuées. Cela pose cependant problème quand l’auteur prétend en introduction
livrer une vérité historique.
Des positions plus mémorielles qu’historiennes
Certains détails prêtent parfois à sourire tellement ils sont grotesques aux yeux même du néophyte. C’est le cas notamment à la fin du film, lorsque le médecin qui soigne la jeune infirmière dans
le camp de Beaune-la-Rolande affirme avec assurance être « gaulliste » et lui révèle le sort morbide des juifs envoyés à l’Est. L’affirmation pose d’emblée une question
cruciale : si De Gaulle et ses proches savaient, pourquoi n’ont-ils pas alerté officiellement la population et les alliés ? Ensuite, le terme lui-même pose un problème d’anachronisme assez
évident. Il aurait peut-être été utile de se demander ce que représente réellement le général De Gaulle en 1942, quand il est encore réfugié à Londres et qu’il peine à faire reconnaître sa
légitimité par les Alliés. Le gaullisme n’est-t-il pas une notion trop complexe pour la réduire à un simple attachement à un homme dont le destin est encore à l’aube de sa construction
mémorielle.
C’est au milieu du film que le spectateur aperçoit avec davantage de discernement l’aspect presque propagandiste de cette fiction. La scène de discussion entre Laval et deux émissaires américains
par exemple s’inscrit dans le scénario comme un numéro d’équilibriste dans une tragédie de Racine. Comment en effet justifier cette rencontre qui n’a a priori aucun intérêt dans l’affaire précise
de la rafle du Vel’ d’Hiv ? Je me demande même si l’auteur serait en mesure de justifier la véracité de cet évènement comme elle le prétend en préambule puisque la question de la connaissance des alliés sur les réalités de l’extermination pose
encore problème (Christian Destremau, Ce que savaient les Alliés, Perrin, 2007). La scène n’a donc aucun sens si ce n’est celui d’illustrer l’intime conviction de la réalisatrice.
La mention du « fichier juif » dès le début du film est également problématique. Roselyne Bosch voudrait la présenter comme une affaire entendue en affirmant dans sa mise en scène que
la rafle du Vel’ d’Hiv’ aurait été rendue matériellement possible par l’utilisation d’un « fichier juif » connu de tous (y compris des individus recensés) et constitué
de boîtes dans lesquelles des fiches cartonnées auraient été soigneusement conservées. Rien n’est aussi simple et il s’agit en fait d’un malheureux raccourci.
La question du fichage des Juifs de France a conduit depuis plusieurs décennies à des affrontements parfois vifs entre chercheurs, révélant de forts antagonismes idéologiques et méthodologiques.
Il serait prétentieux de ma part de prétendre apporter une solution à cet insoluble problème mais Il me semble en tout cas judicieux, en l’absence de certitude scientifique, d’exercer une
prudence minimum et de se garder d’un jugement à l’emporte-pièce, surtout quand le conseiller historique est l’un des principaux protagonistes de ce débat.
En 1991, Serge Klarsfeld est en effet persuadé d’avoir retrouvé la trace du fichier dit « de la préfecture de Police » élaboré après l’ordonnance du gouvernement
de l’Etat Français du 27 octobre 1940 et qui avait pour ambition de recenser l’ensemble des Juifs de France en vue de leur déportation. Il aurait été conservé aux archives du Ministère des
Anciens Combattants. Ces arguments ont pourtant fait l’objet de contestations, notamment de la part de René Rémond au nom d’une commission pour l’étude du « fichier juif » qu’il
a présidé.
Pour l’heure, les principaux éléments qui peuvent être avancés témoignent d’une complexité difficilement réductible. La situation politique du territoire français lors de la Seconde Guerre
mondiale laisse imaginer une organisation administrative aussi morcelée et embrouillée. Elle a conduit à la mise en place de plusieurs tentatives éparses de fichage des juifs (par la police
française à l’initiative de l’Etat Français dans la zone Sud, par la Gestapo en zone Nord, etc.). Le fichage des Juifs n’était pourtant pas exclusif. Il était le plus souvent couplé avec d’autres
fichages en lien avec l’évolution de leur statut : par exemple, le fichier des propriétaires d’un poste TSF (suite à l’obligation de recenser les biens des israélites), ou encore, à partir
de 1941, en parallèle avec la création d’un numéro de sécurité sociale, la mise en place d’une discrimination numérotée pour les Juifs. Nonobstant, aucune tentative de centralisation nationale
n’a jamais aboutie. Quelques essais ont certes été testés avec le développement des procédés mécanographiques, mais elles ont toutes été vouées à l’échec. En définitive, chaque administration
possède son propre fichier, très fragmentaire, qu’elle communique très peu à l’extérieur de ses propres services.
La prise de position de Roselyne Bosch apparaît donc, sur ce point comme pour d’autres, un peu trop tranchée et réductrice.
De l’histoire et du cinéma
Au final, on sort de ce film avec une impression très mitigée. Le sujet est en effet trop grave pour
laisser insensible le spectateur qui se pose irrémédiablement l’éternelle question des responsabilités et, depuis quelques années désormais, de la repentance. Si les critiques ont loué à raison
la sobriété du scénario dans ce domaine, je soulignerais néanmoins un renversement de situation qui me semble tout aussi inquiétant que les excès mémoriels masochistes à l’œuvre depuis les années
1970. Si le sentiment de culpabilité n’est plus vraiment d’actualité, je suis en effet un peu gêné de constater que c’est désormais l’exact inverse qui est à l’honneur. A l’exception de la
vilaine et grosse épicière qui ne ressemble qu’à une caricature, quasiment tous les autres français auraient adopté un comportement digne et respectable, voire courageux. C’est le cas de la
voisine qui tente en vain de sauver des enfants, en passant par les pompiers qui transmettent les messages, jusqu’au mendiant dans la rue qui donne du pain aux jeunes juifs discriminés.
Les religions sont également saluées dans cette production où l’un des personnages principaux est une infirmière protestante prête à donner sa vie pour accompagner les dernières heures de ces
juifs condamnés. On voit également un prêtre catholique accueillir des juifs dans son église pour les dissimuler. On est alors à l’opposé des réflexions jusqu’alors dominantes sur le rôle
problématique de l’Eglise catholique, et notamment de son pape Pie XII.
Seules les forces de l’ordre font l’objet d’un traitement particulier et plus ambigu, bien que le traditionnel argument de l’obéissance aux ordres soit particulièrement avancé pour dédouaner
quelque peu ces fonctionnaires de l’Etat vichyste.
La balance n’est donc guère équilibrée et c’est avec le cœur léger que le spectateur quitte la salle puisque ce film semble lui montrer que la majorité des français a eu un comportement
exemplaire ou, au pire, a été outragée par le sort des Juifs de France. Et pourtant, la rafle du Vel’ d’Hiv’ a bien eu lieu et le film de Roselyne Bosch n’apporte finalement aucun élément
d’explication cohérent à cet évènement. Peut-être aurait-elle dû pour cela travailler en amont sur le contexte sociologique, politique et économique de la France des années 1940. Elle aurait
alors découvert par exemple l’existence et le succès de films, de journaux et de radios alimentant l’écume de la haine du juif en France. Cette démarche aurait cependant mis aussi en valeur
l’importance statistique de l’attentisme qui ne sied guère à une telle production cinématographique qui prétend attirer le grand public.
Ce qui me choque dans ce film n’est donc pas tant les libertés prises par l’auteur avec les réalités historiques. Le couple histoire/mémoire s’est avéré très constructif dans certains cas lorsque
l’union fût un mariage de raison. Des historiens et cinéastes sont d’ailleurs devenus les brillants témoins de cette alliance, en parrainant aussi leur féconde progéniture intellectuelle. C’est
le cas par exemple dans le cadre d’actions telles que L’Histoire fait son cinéma organisée en 2009 à
l’Université de Bourgogne au cours de laquelle les intervenants se sont interrogés autant sur l’histoire comme source d’inspiration cinématographique que sur le cinéma comme source de
réflexion historique.
Roselyne Bosch ne semble pourtant pas totalement adhérer à cette perspective d’analyse du cinéma historique. A vouloir représenter simplement en images la complexité de l’histoire, elle perd
toute la souplesse des mots et la subtilité de l’analyse. Les conséquences sont nulles quand le film ne se prend pas vraiment sérieux ; elles sont graves quand l’œuvre prétend apporter une
vérité historique indéniable et la véhiculer très largement, jusque dans les salles de classe. Car au-delà du contenu, c’est aussi, et enfin, la forme qui dérange. Le site officiel du film est un
véritable bunker médiatique qui vend son « package historique » : projection en milieu scolaire, ressources pédagogiques,
etc.
Il n’est donc pas inutile de voir ce film tant les études et les représentations manquent pour évoquer la rafle du Vel’ d’Hiv’. Il ne faudrait cependant pas être dupe des présupposés qui ont
conduit à la réalisation de cette production en particulier. Malgré ses apparences, elle répond à des objectifs précis qui s’inscrivent dans la représentation mémorielle contemporaine de
l’histoire française.