D’aucuns penseront que ce blog devient décidément bien politique. Je le regrette également mais forcé de constater que le débat sur l’identité nationale vampirise une partie non-négligeable du
temps de parole dans les médias, je m’efforce d’apporter quelques éléments de réflexion qui me semblent essentiels afin de ne pas être dupe des stratégies de communication déployées à cette
occasion.
L’affaire Besson/Laval
Jeudi 17 décembre 2009, les services d’Eric Besson, ministre de l'Immigration, de l'Intégration, de l'Identité nationale et du Développement solidaire annoncent que le représentant de
l’Etat va déposer une plainte contre le député socialiste Jean-Christophe Cambadélis et Gérard Mordillat, romancier et cinéaste. Cette poursuite judiciaire vise des propos publics
des deux hommes qui auraient assimilé l'action du ministre "et celle des agents de son ministère aux heures sombres du régime de Vichy et à l'entreprise criminelle d'extermination des Juifs
pendant la Seconde Guerre mondiale".
J’utilise ici sciemment le conditionnel car ce sont les propos des services du ministère retranscrits dans les médias qui n’indique
pas leurs sources, empêchant ainsi le citoyen de se faire sa propre opinion sur cette affaire.
Malgré nos recherches, nous n’avons trouvé nulle part la trace de commentaires aussi précis.
Certes, le 10 novembre 2009, Jean-Christophe Cambadélis était invité sur le plateau de Michaël Szames (France 24) aux côtés d’Eric Raoult, Député UMP de Seine-Saint-Denis,
pour débattre de l’identité nationale.
Cliquer sur l'image pour accéder à la vidéo
Or, au cours de ce débat, point de dérapage de la nature de ceux qui sont dénoncés par Eric Besson à l’exception de cette digression que le journaliste n’a semble-t-il pas souhaité
développer :
Eric RAOULT.- Il est dans l’opposition. Je l’ai lu, il a dit que son ancien camarade Eric Besson était l’aval.
Jean-Christophe CAMBADÉLIS.- Son ressort, c’est l’aval.
Je précise immédiatement qu’il s’agit ici de la retranscription des propos par les journalistes de France
24 que je reproduis sans changer une virgule (ou plutôt devrais-je dire sans changer l’apostrophe…) et sans vraiment savoir s’il faut blâmer l’inculture du journaliste (qui semblerait tout de
même aberrante dans ce contexte) ou bien un stratagème de dissimulation bien maladroit et malvenu.
C’est une interview du journal Libération datée du 1er décembre 2009 qui semble en fait être plus précisément mise en cause par le Ministre. Dans cet article, les journalistes sont allés rencontrés les éléphants du Parti Socialiste afin de recueillir sans
grande originalité et pour la énième fois, leur sentiment face à celui qui a quitté la rue de Solferino pour mieux s’installer dans les dorures des services de la République. Au cours de
l’interview, Jean-Christophe Cambadélis affirme « «Il est en plein dans les thèses du Grece (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne), selon laquelle
l’immigration vient dénaturer l’identité nationale. Il fait du lepénisme culturel, sinon programmatique. Pour moi, c’est Pierre Laval. A gauche, il n’a jamais été reconnu. Mais comme il s’estime
plus intelligent que les autres, il finit par démontrer qu’il peut l’être à gauche comme à droite. Sans aucun état d’âme».
Condamner Laval : Un traitre ? Un arriviste ? Un antisémite ?
Certes, la comparaison n’est guère flatteuse. Le nom de Pierre Laval reste associé dans la mémoire nationale comme étant le principal maître d’œuvre de la politique de collaboration avec
l’Allemagne nazie. On lui fait souvent porter une grande responsabilité dans la persécution antisémite de l’Etat français, protégeant ainsi quelque peu la mémoire du maréchal Pétain qui aurait
adopté des positions plus mesurées sur cette question.
La mémoire étant par définition sélective et affective, on oublie cependant que la carrière de Pierre Laval ne se réduit pas à son action durant l’occupation. Son entrée en politique est
largement associée à l’extrême-gauche. Avocat, il défend la cause de nombreux syndicalistes avant d’être élu député sans étiquette d’abord en 1914, puis comme socialiste indépendant en 1924.
C’est alors qu’il occupe les postes de ministre des Travaux publics, puis de la Justice, du Travail avant de devenir président du Conseil en janvier 1931. De nouveau ministre du Travail avec
Tardieu et des Colonies sous Doumergue, il succède à Barthou au ministère des Affaires étrangères et redevient président du Conseil en 1935. Il est cependant mis en échec face à la coalition du
Front Populaire et ne fait son retour qu’après l’armistice.
Dès lors, comment comprendre la comparaison de Jean-Christophe Cambadélis ? S’agissant d’un article intitulé « Variations sur le thème de la traîtrise », le
député socialiste fait-il référence uniquement et historiquement à une carrière sous le signe du reniement des appartenances d’origine ou bien à la dimension mémorielle du personnage, à savoir
son rôle sulfureux dans la déportation de milliers de Juifs français dans les camps de concentration nazis ?
A mon sens, la question n’est pas tranchée et c’est ce qui fait toute la problématique (mais aussi toute l’intelligence, il faut bien le reconnaître) de cette comparaison. Ce sera probablement
l’un des éléments centraux de la défense de Jean-Christophe Cambadélis devant la justice. L’intéressé a d’ailleurs déjà fait savoir lors d’une interview provocante à TF1 News qu’il ne
craignait pas de défendre ses positions : « Je me réjouis de pouvoir faire la démonstration publique que le ressort de l'évolution de Besson est le même que celui qui anima
Laval ». Personne n’oserait affirmer qu’Eric Besson est un antisémite qui enverrait des milliers de Juifs dans des camps de concentration. Ce serait aussi stupide qu’insultant.
Seulement, en laissant la comparaison à un stade suffisamment large, il peut légitimement évoquer le thème de la traitrise tout en suggérant prudemment les charters qui s’envolent actuellement
vers l’Afghanistan avec à leur bord, des hommes que l’on reconduit dans un Etat en guerre et dans lequel ils sont considérés comme des déserteurs et quasiment condamnés à une mort prévisible.
En somme, Jean-Christophe Cambadélis va probablement s’essayer devant les juges à un exercice intéressant qui consiste à justifier une comparaison historique entre deux individus séparés
par quelques décennies. La pratique n’est cependant pas très originale. Au contraire, il s’agit plutôt d’un classique du pamphlet politique. Après tout, Laurent Joffrin n’avait-il pas osé
qualifier la présidence de Nicolas Sarkozy de « monarchie élective » en pleine conférence de presse ? N’a-t-on trouvé récemment dans nos librairies des ouvrages qui filent
la métaphore tels que Le Roi est mort ? Vive le roi ! Enquête au coeur de notre monarchie républicaine de Laurent Guimier et Nicolas Charbonneau ?
Condamner la mémoire
Ce qui m’inquiète davantage, ce sont finalement les menaces d’Eric Besson lancées sur la place publique. Le ministre précise en effet à la fin de son communiqué qu’il « entend à
l'avenir poursuivre systématiquement en justice tout propos similaire ».
On comprend bien que l’homme soit agacé par de telles comparaisons. Ce n’est jamais agréable d’être ainsi associé à un homme politique dont la mémoire est entachée par la mort de milliers
d’individus. Cependant, plutôt que d’essayer de comprendre (avec l’aide des conseillers en communication qui l’accompagnent, grassement rémunérés par la République) comment une telle association
a pu s’opérer sur sa personne et comment il peut s’en débarrasser par quelques opérations médiatiques bien orchestrées (Brice Hortefeux a bien été décoré par l'Union des patrons et des
professionnels juifs de France pour sa lutte contre le racisme…), le ministre préfère s’engager dans une poursuite judiciaire inédite entre un membre du gouvernement et un député de l’opposition.
Il est inutile de préciser que l’action en elle-même pose question et qu’on peut s’interroger utilement sur l’avenir d’une opposition politique dans ce pays si même les députés n’ont plus le
droit de critiquer la majorité.
D’un point de vue strictement historique et mémoriel, le procès soulève également d’autres problèmes puisqu’en souhaitant interdire toute comparaison avec Pierre Laval, Eric Besson
condamne aussi la mémoire du personnage. Il est bien entendu que toute métaphore historique n’est jamais strictement exacte. Il s’agit d’une figure de style visant à rapprocher plusieurs éléments
dont on souligne une éventuelle analogie, souvent au détriment d’un anachronisme grossier mais assumé. Seulement, en interdisant cette pratique, le ministre s’attaque à l’un des ressorts
essentiels de l’Histoire dans notre République qui voudrait non seulement que cette discipline renforce notre identité nationale (il n’est plus à une contradiction prêt…) mais aussi à mieux
expliquer le présent. Comment en effet prévenir de nouvelles dérives si l’on nous interdit de se souvenir des erreurs commises par nos aïeux ? Comment prévenir de nouvelles tentatives
génocidaires sans alarmer l’opinion publique avec des slogans tels que celui d’Act Up au début de l’épidémie du sida qui clamait : « Le SIDA est notre
Holocauste ». Comment ne pas lutter contre les tentatives abusives de fichage de la population sans rappeler que ces expériences ont conduit durant la Seconde Guerre mondiale
des millions d’individus dans les camps de concentration ?
J’ai moi-même dans ce blog rappelé à plusieurs reprises les excès auxquels peuvent conduire de telles comparaisons. Loin
de moi pourtant l’idée de les condamner car il est bien évident qu’il vaut mieux comparer au préalable, par anticipation, plutôt qu’a posteriori, une fois que la comparaison est devenue légitime.
Condamner Besson
Le plus ridicule dans cette affaire, c’est qu’elle pourrait mettre n’importe quel citoyen sous le joug de la loi. Qui en effet ne s’est jamais essayé à une comparaison historique ? Certaines
sont tellement courantes qu’elles sont devenues proverbiales. Ainsi, quand vous arriverez désormais chez des amis au cours d’une soirée quelque peu mouvementée, gardez-vous bien d’une réflexion
telle que « c’est le Bérézina », de crainte que votre hôte ne vous poursuive en justice pour comparaison abusive avec Napoléon dont la mémoire est elle aussi
entachée de milliers de morts.
Eric Besson lui-même pourrait être pris à son propre jeu si l’on reprenait chacun de ses discours et interview publics. Le plus récent concerne sa comparaison assez surprenant entre les
femmes qui portent la burqa et les nains qui étaient jadis lancés dans la foule en boîte de nuit ?
Ne pourrait-on pas dés lors imaginer qu’une de ses femmes porte plainte contre le ministre pour comparaison abusive entre son vêtement (élément culturel par définition) et une particularité
physique souvent considérée comme un handicap ?
Encore plus récemment sur BFM TV, Eric Besson comparait Nicolas Sarkozy à un sélectionneur de foot qui placerait ses joueurs sur le terrain. Le Président a-t-il apprécié la métaphore ? Si
Nicolas Sarkozy aime à nous montrer qu’il mouille la chemise pour la France, accepte-t-il d’être ainsi associé à notre actuel sélectionneur de l’équipe de France qu’une grande majorité du
pays considère comme un éternel perdant ?
Finalement, derrières toutes ces petites phrases assassines, ces discours alambiqués, ces réformes et ces plaintes, on pourrait croire qu’une cohérence existe au sein de la majorité
gouvernementale. L’Histoire, ce serait l’affaire du gouvernement, du Président de la République et de quelques initiés qui auraient le droit de réécrire les faits à volonté. En revanche,
dans l’opposition et pour le peuple, point d’Histoire à l’exception des quelques références que ces hommes politiques introduits à l’Elysée voudraient bien glisser ponctuellement dans leur
discours, comme des arguments d’autorité, que les citoyens seraient bien obligés d’entendre à défaut de comprendre.