Le sujet devient un véritable marronnier journalistique : Google est-il devenu le meilleur espion du XXIème siècle ? Quel est notre droit à l’oubli
numérique ? Pouvons-nous protéger notre intimité contre cette irrémédiable évolution de la modernité informatique ?
Autant de questions auxquelles je n’entends pas répondre directement, mais qui suscitent quelques réflexions dans la perspective de ce blog consacré aux questions sociales croisées entre histoire
et mémoire.
Tout d’abord, je dois avouer que je reste souvent perplexe devant l’inflation des articles qui traitent de ce sujet. A une époque où tout le monde veut avoir son profil sur Facebook, cumuler des
milliers d’amis et faire le buzz sur la toile, qui donc s’intéresse vraiment à la question de l’identité numérique à l’exception d’une poignée de journalistes en manque d’inspiration et de
quelques récalcitrants opposés par définition à toute forme d’évolution sociale, encore plus lorsque celle-ci s’accompagne des machines ?
On pourrait aussi s’interroger sur l’obsession autour des mythes Google et Facebook présentés comme le mal absolu alors que rien en revanche n’est écrit
sur la carte Leclerc, Carrefour ou Auchan qui permet à ces entreprises de collecter sans difficulté des informations souvent très confidentielles sur les ménages et les individus. Ainsi, il n’est
pas impossible d’observer le père de famille attentionné interdire à son enfant de poster le dernier clip de son groupe préféré pour le partager sur Facebook, mais renseigner en même temps sans
complexe (à sa décharge, souvent sans s’en rendre compte), une banque de données illimitée en faisant ses courses. La centrale d’achat pourra ensuite sans grande difficulté exploiter les
habitudes alimentaires de son enfant pour lui proposer, en partenariat avec les puissantes entreprises agro-alimentaire, des promotions et publicités ciblées autour des goûts, pratiques et
budgets de la famille.
L’exemple pourrait paraître caricatural à première vue… mais il n’est hélas pas vraiment éloigné de la réalité.
Une fois ce constat préalable évacué, on peut s’interroger plus précisément sur les enjeux de cette évolution que constitue, dans nos sociétés, l’avènement de l’Internet et des réseaux sociaux.
Faut-il s’en inquiéter ? Faut-il l’encourager ?
Il est peut-être encore un peu tôt pour analyser avec distance cette invention qui a radicalement révolutionné nos pratiques sociales, nos modes de communication et notre représentation du monde.
Néanmoins, on peut d’ores et déjà constater que son accueil présente des similarités avec d’autres inventions tout aussi importantes au cours de l’histoire : le moteur à explosion, l’ampoule
électrique, la voiture, etc. : certains s’enthousiasment, d’autres doutent, et quelques uns prophétisent des dangers catastrophiques pour l’humanité.
Comme toujours, seule l’histoire pourra répondre à ces interrogations. Pour l’heure, l’historien peut cependant réfléchir avec prudence sur la place que pourrait tenir ce phénomène dans
l’histoire ; Et sur ces questions, il se pourrait que la tendance soit exactement à l’inverse de ce que nous dénonçons aujourd’hui.
La mémoire numérique qui inquiète tant les membres de la CNIL (Commission nationale de l’informatique et des libertés) et autres militants des droits de l’homme dépasse-t-elle en effet le régime
de l’immédiateté ? La puissance des moteurs de recherche ne réside-t-elle pas justement dans la mise à jour en temps réel de liens actualisés quotidiennement, rendant ainsi obsolète toute
information de plus de six mois ? Certes, les informations sont considérées comme indélébiles et demeurent stockées dans les profondeurs de l’espace numérique, mais n’était-ce pas déjà le
cas auparavant dans les archives ? Le flux constant et immense des informations diffusées sur la toile n’a-t-il pas atténué d’autant les risques d’une médiatisation devenue plus
accessible ?
Prenons l’exemple d’un jeune chanteur qui décide de diffuser son travail. Aujourd’hui, il aura tendance à créer un espace sur « MySpace » ou bien à utiliser les réseaux sociaux pour
diffuser ses chansons quand, vingt ans auparavant, il aurait envoyé ses maquettes enregistrées sur des supports matériels à des producteurs. Dans quelle situation a-t-il laissé le plus de
traces ? Certes, dans le premier cas, il risque d’être largement diffusé… mais pour combien de temps et dans quelles conditions ? A l’exception de Karl Lagerfeld, connaissez-vous vraiment beaucoup d’auditeurs
qui conservent plus de quelques semaines leurs enregistrements sur leur ipod ? D’ailleurs, ses chansons resteront-elles visibles plus de quelques semaines si elles ne suscitent pas l’intérêt
populaire ? En revanche, dans le second cas, la diffusion risque d’être plus restreinte… mais les maisons de disques ont généralement un service organisé d’archives dans lequel elles
conservent précieusement et pendant plusieurs décennies les enregistrement qu’elles reçoivent.
Il me semble donc que ce n’est pas vraiment Internet et ses capacités de stockage numérique qui posent problème. C’est davantage la puissance de ses potentialités qui, encore aujourd’hui, donne
le vertige et fait craindre des dérives mémorielles.
Le 13 octobre 2009, la secrétaire d’Etat chargée de la prospective et du développement de l’économie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet, réunissait autour d’une table
plusieurs acteurs importants de l’Internet en 2010 (Skyblog, Copains d’avant, etc.) afin de signer une charte consacrant un droit à l’oubli numérique. C’était hélas sans compter
l’absence des acteurs essentiels tels que Google et Facebook, et sans prendre en compte la logique nouvelle de l’économie numérique, à savoir l’immédiateté, le renouvellement, et
la rapidité. Qui se souvient en effet de Lycos, Alice ou encore Yahoo ? Au début des années 2000, ces entreprises étaient considérées comme des leaders de
l’Internet devant Google et Microsoft. Qu’est-ce qui nous certifie donc que les acteurs d’aujourd’hui seront les acteurs de demain ? Que deviendra alors la
Charte de NKM dans 2, 3 ou 5 ans ?
Je pense enfin qu’il devient urgent, face à ces évolutions qui parfois nous dépassent, d’entreprendre une réelle réflexion de fond sur les traces que nous laissons actuellement à nos successeurs
afin qu’ils puissent nous comprendre et, à leur tour, se construire à partir de nos expériences. Si l’historien des années 2000 peut travailler sur les sociétés qui l’ont précédé, c’est parce que
ces dernières lui ont laissé des sources, des écrits et des productions diverses qui nous permettent aujourd’hui de les étudier. Les milliers de kilomètres linéaires que constituent aujourd’hui
les registres d’Etat civil et les archives des ministères sont autant de matériaux qui nous permettent de retrouver les traces de nos ancêtres.
Qu’en sera-t-il de l’historien des années 3000 ? Quelle sera sa réaction en s’apercevant que par souci d’économie, nous avons décidé de dématérialiser la plupart de nos actes
administratifs ? Comment pourra-t-il étudier les rapports entre des hommes qui ne s’écrivent quasiment plus que par courriels aussi rapidement écrits qu’effacés ? Quelles seront les
sources de son travail sur une époque où les productions, échanges et modes de consommations sont essentiellement numériques ?
La véritable problématique repose donc à mon sens sur la propriété et le devenir de toutes ces données. Sans que l’on s’en soit réellement rendu compte, une très grande partie des informations
nous concernant sont passées du domaine public au domaine privé, stockées dans d’immenses bases de données aux destinées et utilisations souvent mystérieuses.
Ainsi, alors que la plupart des journalistes, le gouvernement et certains usagers s’inquiètent d’une mémoire numérique individuelle qui serait indélébile (en fait, plutôt brouillonne et
rapidement noyée dans une immense masse documentaire), mon inquiétude repose davantage sur l’oubli numérique d’une société sur le long terme.
Que retiendrons-nous en effet des logiques qui ont conduit aux mouvements qui traversent actuellement les pays d’Afrique du Nord ? Dans quelle mesure sera-t-il possible d’évaluer la place et
le rôle des réseaux sociaux dans les rassemblements de milliers de personnes visant à faire tomber les régimes dictatoriaux ? (à lire absolument, cet article très intéressant publié par Newsweek
sur les inconnus qui ont organisé la révolte des Egyptiens).
Finalement, les archives de Facebook ne seront-elles pas indispensables pour écrire l’histoire de l’humanité ? Ne devrait-on finalement pas s’inquiéter davantage des
difficultés d’accès à ces archives qui risquent de disparaître tôt ou tard avec l’entreprise dématérialisée plutôt que de la diffusion de quelques informations éparses sur des individus qui
répandent volontairement et publiquement des éléments de leur identité ?