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C'est Quoi ?

  • : Histoire, Mémoire et Société (ISSN : 2261-4494)
  • : Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
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C'est Qui ?

  • Mickaël BERTRAND
  • Citoyen, historien et enseignant, j'ai souhaité partager sur ce blog mes réflexions quotidiennes sur la place de l'histoire et de la mémoire dans l'actualité nationale et internationale.
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Cherche La Pépite

21 novembre 2010 7 21 /11 /novembre /2010 12:11

 

L’information du jour est une petite bulle, une bulle lancée discrètement par Guillaume Pepy, président de la SNCF, alors qu’il est en déplacement en Floride pour vendre aux Américains notre TGV. Cette bulle est minuscule, elle ne contient que ces quelques mots : « regret » et « peine » qui viennent qualifier les conséquences des actes de la SNCF «effectués sous la contrainte de la réquisition». Cette petite bulle innocente lancée outre-Atlantique n’aurait jamais du réussir à traverser l’océan ; ou alors, elle aurait du se perdre dans l’écume de l’océan. Mais voilà, cette petite bulle est courageuse. Elle a fait un long voyage et elle est venue se poser délicatement sur les rivages médiatiques français.

 

Je parle bien entendu ici des récentes déclarations de ce dirigeant d’une grande entreprise publique qui, pour ne pas être évincé au premier tour d’un appel d’offre juteux auprès de potentiels clients américains, s’est laissé convaincre qu’une séance d’auto-flagellation au fouet de la repentance pouvait attendrir ses juges. Il a donc accepté de lancer cette petite bulle légère en mots, mais lourde de sens et pesante sur la mémoire nationale.

trains, sncf et déportation En 2010, les familles des victimes s’interrogent encore sur les responsabilités de la SNCF et de l’Etat français dans l’acheminement de centaines de convois vers les camps de la mort

 

Le rôle de la SNCF dans la déportation

Cette histoire hante les archives de la SNCF depuis la Libération. Passés le choc de la Seconde Guerre mondiale, la découverte des camps de concentration, et le retour des survivants, quelques âmes bien attentionnées se sont penchées sur la recherche de responsables. Le procès de Nuremberg ne semblait pas suffire à la catharsis générale et partout en Europe, des juges autoproclamés sont devenus de véritables chasseurs de tête, traquant le moindre collaborateur. Ainsi, dans certains villages, la ferveur populaire s’est parfois tournée vers des femmes qu’on soupçonnait de « collaboration horizontale » avec l’ennemi. Elles ont été immédiatement dénoncées, stigmatisées, puis tondues par un mouvement censé représenter une forme de justice populaire brillamment étudiée par Fabrice Virgili.  

 

les femmes tondues de Fabrice Virgili

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la recherche de responsables et de collaborateurs a parfois conduit à des dérives regrettables

 

Après ces quelques débordements, la recherche des responsables s’est décantée. L’urgence devait être désormais la reconstruction nationale, quitte à forcer un peu la dose d’oubli pour limiter les antagonismes et un trop fort sentiment de culpabilité. Ce n’est que bien plus tard que des voix se sont élevées pour demander des explications quant au rôle de la SNCF dans la déportation de milliers de français vers les camps de concentration nazis. L’image des trains s’acheminant directement vers ces nouvelles usines de la mort étaient devenues tellement évidente et récurrente que personne ne se posait plus la question administrative de ces wagons transportant des hommes comme on charrie du bétail.

 

Batailles judiciaires

En 2006, la famille Lipietz  (dont Hélène, conseillère régionale d'Île-de-France, et Alain, député européen des Verts) a décidé de porter l’affaire devant le tribunal administratif de Toulouse afin que soit reconnue la responsabilité de l’Etat français et de la SNCF en tant qu’entreprise publique dans la déportation. Quelques mois plus tard, le commissaire de la République rend sa décision : les deux accusés peuvent être condamnés ! La SNCF (alors solidaire de l’Etat) a immédiatement fait appel de cette décision et la cour administrative d'appel de Bordeaux a finalement décide que ce "litige relève de la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire", déclarant ainsi le tribunal administratif incompétent pour juger du transport de juifs. Les deux parties étaient alors renvoyés dos à dos.

Immédiatement, Me Yves Baudelot, avocat de la SNCF, s'est félicité de cette décision, affirmant que durant la Seconde Guerre mondiale, la société publique "n'avait pas de marge de manœuvre, elle était sous une double contrainte, celle des autorités allemandes et celle de l'Etat français". On comprend bien son soulagement. Depuis la première décision de justice, la SNCF avait reçu plus de 1800 dossiers de demandes d’indemnisations. C’est cependant sans compter sur la détermination de la famille Lipietz qui a décidé de porter l’affaire devant le Conseil d’Etat.

 

Ce qui m’étonne dans ce dossier, ce sont les dissensions tranchées qui apparaissent dans les différentes opinions qui ne semblent pas en mesure de trouver un point d’entente raisonnable. D’un côté, on trouve les familles des victimes qui agissent comme de véritables chasseurs de têtes, traquant avec obstination la moindre trace de collaboration, comme s’il fallait toujours chercher des responsables. De l’autre, on s’étonne du maintien tout aussi obstiné de la SNCF qui refuse la moindre concession, voire la moindre déclaration symbolique, de crainte qu’elle ne vienne appuyer les positions de ses contradicteurs sur le champ de bataille judiciaire.

Ce que Guillaume Pepy a sans doute oublié, c’est que sa déclaration outre-atlantique, aussi prudente soit-elle, ne peut plus désormais rester sans conséquence. Outre les actions judicaires françaises, l’entreprise doit en effet affronter des plaintes venues des Etats-Unis où 300 personnes se sont rassemblées afin de faire reconnaître devant la justice que la SNCF a bien fait des bénéfices en déportant des Juifs. Cette position s’oppose cependant encore une fois avec celle des institutions juives françaises qui se disent quant à elles satisfaites de l’arrêt des poursuites contre l’Etat et la SNCF par la cour administrative d’appel de Bordeaux. Me Michel Zaoui par exemple, membre du bureau exécutif du Crif, a estimé qu’il « faut mettre un terme à cette procédure. A partir du moment où le président de la République a retenu, en 1995, la responsabilité de la France ». Joseph Haim Stiruk, Grand rabbin de France, à quant à lui considéré que « ce n'est pas un bon procès, il aurait mieux fallu s'abstenir en l'occurrence plutôt que de tenir la SNCF responsable vu le contexte politique de l'époque ». André Cohen, un des responsables du Consistoire, considère également que « notre pays a déjà fait amende honorable en reconnaissant la responsabilité de la France dans le gouvernement de Vichy » et que « c'est une démarche qui se suffit à elle-même ». Anne-Marie Revcolevschi, secrétaire générale de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, considère enfin que « la SNCF était aux ordres de l'Etat, celui-ci étant lui-même aux ordres de l'Etat nazi ».

Toutes ces déclarations ne sont pas dénuées de sens. Je suis toujours un peu gêné par cette volonté obsessionnelle de vouloir rechercher des responsables dans l’Histoire. A priori, la justice n’a pas à revenir sans cesse sur des décisions antérieures. Sinon, ce serait justement laisser la porte des tribunaux ouverte à toutes les mémoires qui viendraient successivement s’affronter dans le prétoire jusqu’à obtenir des cas jurisprudentiels et donc, de nouvelles lois mémorielles. Je m’étonne donc que dans ce dossier, comme dans bien d’autres, on ne convoque pas l’expertise de l’historien comme cela se pratique dans de nombreux pays du monde. Cette affaire qui éclate au grand jour ne peut-elle pas devenir l’occasion de débloquer des subsides à l’intention de quelques unités mixtes de recherche (UMR) et d’essayer de trouver des réponses dans la réflexion intellectuelle plutôt que dans l’affrontement judiciaire, politique, voire économique et commercial, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici.  

 

La mémoire comme argument commercial

Si l’avis de la SNCF a évolué, ce n’est pas par pure philanthropie mais parce qu’elle y trouve un intérêt. Il faut dire que les Américains n’ont pas la même force de persuasion que les familles des victimes françaises (même quand elles comptent parmi elles un député européen et une conseillère régionale). Ils ont immédiatement mis dans la balance de la justice la signature potentielle d’un contrat de plusieurs milliards de dollars pour exporter le TGV français en Floride. Ron Klein, élu démocrate, a d’ailleurs présenté un projet de loi empêchant de concourir à l’appel d’offre les entreprises qui n'auraient pas fait toute la lumière sur leur responsabilité dans la déportation (en somme, une loi directement destinée à la SNCF sans la citer).

C’est dans ce contexte que Guillaume Pepy a finalement considéré qu’il devait prendre ce dossier « très au sérieux », proposant même d’ouvrir les archives de l’entreprise publique aux Américains, avant de se repentir publiquement sur les responsabilités de la SNCF dans cette période trouble de l’histoire.

 

Autant dire tout de suite que ces deux positions extrêmes du président de la SNCF ne sont pas plus satisfaisantes l’une comme l’autre. Il n’existe pas de mots assez durs pour qualifier la position de l’entreprise qui, au mépris total des victimes et de leurs familles, entretient une forme de négation silencieuse quand une reconnaissance risque de lui coûter de l’argent, mais s’avère prête à faire des concessions quand cette position peut lui faire gagner encore plus d’argent.

Si la formule rhétorique de « moralisation du capitalisme » avait un minimum de signification dans la bouche du Président de la République qui en a fait un argument médiatique sur la scène internationale, on devrait logiquement s’attendre à ce que Guillaume Pepy soit immédiatement renvoyé à son retour en France. Pour l’heure, un silence assourdissant entoure cette affaire depuis son apparition la semaine dernière. Les médias auraient-ils reçu pour consigne de ne pas enfler la polémique pour ne pas nuire à nos chances (mais sont-elles réelles ?) de remporter ce contrat auprès des Etats-Unis ? Guillaume Pepy aura-t-il le courage de renouveler ses propos sur le territoire national ? Et si cette bulle lui explosait à la figure ?

 

Nota bene du 23/11/10 : Je ne résiste pas à l'envie de faire partager aux lecteurs quelques remarques toujours bien senties d'internautes attentifs qui ont réagi à cet article. Il est vrai que le peuple américain entretient un rapport particulière avec la mémoire de l'Holocauste (voir à ce sujet l'excellent ouvrage de Peter Novick). Il n'est cependant pas anodin de remarquer que ces hommes politiques américains qui mettent en accusation la SNCF sur son rôle supposé dans la déportation seraient parfois bien inspirés en se retournant sur leur histoire personnelle. J'ai alors appris avec intérêt que le père du gouverneur (et ancien acteur) Arnold Schwarzenegger avait eu des rapports plutôt étroits avec les forces armées du nazisme... Je ne conseille cependant pas à Guillaume Pepy d'entrer dans ce genre de provocation intellectuelle s'il entend avoir une chance de vendre ses trains !

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