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C'est Quoi ?

  • : Histoire, Mémoire et Société (ISSN : 2261-4494)
  • : Ce blog se propose tout d'abord de recenser et d'analyser les réminiscences régulières de la mémoire dans notre actualité. Il vise aussi à rassembler différentes interventions d'historiens, mais aussi d'autres spécialistes, sur le rôle et les conséquences de la mémoire dans nos sociétés. Enfin, des réflexions plus fouillées sont proposées ponctuellement sur les manifestations de la mémoire dans les sociétés d'hier et d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs. ISSN : 2261-4494
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C'est Qui ?

  • Mickaël BERTRAND
  • Citoyen, historien et enseignant, j'ai souhaité partager sur ce blog mes réflexions quotidiennes sur la place de l'histoire et de la mémoire dans l'actualité nationale et internationale.
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Paperblog : Les meilleurs actualités issues des blogs

Cherche La Pépite

14 janvier 2011 5 14 /01 /janvier /2011 12:20

 

Le camp d’Auschwitz-Birkenau communique cette semaine autour des chiffres records de fréquentation du site de l’ancien camp de concentration et d’extermination : plus de 1,38 millions de personnes se sont rendus l’année dernière dans ce haut lieu de la mémoire internationale.

 

Auscwhitz.jpgLe succès touristique a parfois des conséquences inattendues. Les visiteurs se distinguent parfois par des situations et des postures improbables dans un tel lieu chargé d'histoire et de mémoires.   

 

Le chiffre est impressionnant et il laisse songeur. Certes, on est encore loin des 7 millions de visiteurs annuels de la Tour Eiffel ou bien des 8,5 millions de personnes qui se sont rendus au Louvre ; néanmoins, le chiffre est immense au regard du pays dans lequel il se situe qui ne s’illustre pas particulièrement pour son patrimoine touristique. Il est donc fort probable que les touristes qui se rendent à Auschwitz-Birkenau visitent essentiellement, voire exclusivement, le camp avant de repartir ou de poursuivre une visite-express des grands monuments européens.

 

L’administration du musée fournit également des informations plus précises sur la nationalité des visiteurs. Ils sont par exemple 63 000 Français, 84 000 Britanniques et 68 000 Allemands. Ces données sont encore plus intéressantes que le chiffre global. On s’aperçoit en effet qu'aucune "exception mémorielle" nationale ne s'impose. Les citoyens de la plupart des pays d’Europe accomplissent ce voyage dans la même proportion vers ce qui est désormais considéré comme un des lieux essentiels de l’identité européenne.

On peut néanmoins s’étonner du nombre relativement modeste des Allemands au regard de leur proximité géographique et de leur supériorité démographique en Europe. Il faudrait alors considérer comme un biais révélateur la particularité de la construction mémorielle allemande qui influencerait le tourisme dans ce domaine. On remarque en revanche la proportion très élevée des visiteurs venus d’Israël (59 000) qui s’explique largement par la signification du lieu et sa symbolique.

 

Aucune information plus précise n’est hélas disponible quand aux motifs avancés par les visiteurs internationaux pour justifier une telle étape dans leur séjour touristique en Pologne, ou encore à l’échelle européenne. Doit-on réellement considérer que le tourisme mémoriel attire les foules, ou bien que l’industrie du tourisme est sujette à des pressions qui imposent cette étape à Auschwitz  ? Le vol de la célèbre inscription « Arbeit macht frei » en 2009 n’est-il d’ailleurs pas un élément à considérer pour expliquer cette hausse des visites en 2010 ? A l’inverse, cette tendance à l’augmentation n’est-elle pas révélatrice d’éléments structurels plus profonds autour de la mémoire ?  Sinon, comment expliquer la présence de 47 000 Coréens du Sud ?

 

L’étude des succès touristiques des lieux de mémoire pourrait donc nous aider à mieux comprendre un phénomène qui se développe à l’échelle planétaire. Il serait d'ailleurs utile de rassembler des géographes, sociologues, historiens et anthropologues autour d’une table pour en discuter.

 

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29 décembre 2010 3 29 /12 /décembre /2010 10:44

 

En travaillant cet été sur la mémoire internationale du procès de Nuremberg, j’ai fait la connaissance d’un homme qui a éveillé ma curiosité et pour lequel je regrette qu’aucun travail de recherche sérieux n’ait jamais été proposé : Henri Donnedieu de Vabres.

 

Henri Donnedieu de VabresHenri Donnedieu de Vabres, juge français au tribunal international de Nuremberg

 

Expert en droit criminel et en droit international

Né à Nîmes en 1880, il poursuit des études de droit à l’université de Montpellier. Docteur en 1905, agrégé en 1909, il commence immédiatement une éminente carrière d’enseignant à l’université, en se spécialisant notamment dans le droit criminel. Il est appelé sous les drapeaux de 1915 à 1918 avant de reprendre ensuite ses travaux de recherche et son enseignement.

En 1922, la Faculté de Paris l’appelle à rejoindre la capitale pour poursuivre sa carrière.

Parmi ses ouvrages les plus reconnus par les spécialistes, on recense une Introduction à l’étude du droit pénal international (1922), suivie en 1926 des Principes modernes du droit pénal international, mais également un Traité de droit criminel et de législation pénale paru en 1947. Ses contributions sont cependant multiples sous d’autres formes : il est également fondateur et un des principaux animateurs de la Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, membre du Comité de direction de la Revue internationale de droit pénal, collaborateur des Etudes criminologiques, vice-président de la Société générale des prisons, président de la Société de médecine légale, président de la Société de patronage des prisonniers libérés protestants, président du Patronage des jeunes garçons en danger moral (sic).

Ses travaux sont également reconnus par les autorités civiles et juridiques qui le sollicitent afin d’assurer de multiples responsabilités. Il se voit ainsi confier la présidence de la commission chargée de la révision du code de procédure criminelle.

Mais c’est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale que le gouvernement lui confie sa mission la plus prestigieuse, mais peut-être aussi la plus ardue : Henri Donnedieu de Vabres devient le juge titulaire représentant de la France au tribunal de Nuremberg.

Il pose alors avec ses collègues américain, soviétique et britannique les fondements d’un droit international pénal. Il n’aura de cesse ensuite de poursuivre cette mission au sein de l’ONU comme expert pour la codification du droit international.

Il s’éteint cependant à Paris le 14 février 1952.

 

Un témoin-clef d’une mémoire centrale de notre société

La vie et l’œuvre de cet homme méritaient à elles seules qu’on s’y arrête un instant. Ce n’est pourtant pas pour la seule mémoire de l’individu qu’il me semblait important de l’évoquer, mais parce qu’il représente à mon avis un témoin-clef d’une histoire et d’une mémoire omniprésente dans notre société.

C’est pourquoi j’ai été particulièrement surpris de constater qu’à ma connaissance aucune étude sérieuse, ni même un article, n’ait jamais été consacré à Henri Donnedieu de Vabres.  L’écriture de sa courte biographie à partir d’informations éparses n’a pourtant pas manqué d’éveiller encore davantage ma curiosité sur de nombreux points :

            - Quel est donc exactement ce Patronage des jeunes garçons en danger moral dont il est le président ?

            - Quel a été précisément son rôle au sein du tribunal de Nuremberg ? A-t-il souffert, en tant que représentant français, de la position ambigüe de son pays dans la collaboration avec des criminels pour lesquels il devait désormais participer au jugement ?

            - Ses réflexions préalables sur la place du criminel dans la société, sur le rôle de la médecine et de la sociologie aux côtés du droit, ont-elles obtenu une oreille attentive dans l’élaboration du jugement final ?

            - Ses archives personnelles, si elles existent, révèlent-elles des doutes, des réflexions quant au jugement qui allait être rendu ? Avait-il conscience de créer avec d'autres une nouvelle grille de lecture qui allait révolutionner notre vision de l’histoire ?

            - Quelles ont été les discussions entre les juges à propos des différents dossiers ? Par exemple, il serait intéressant de glaner quelques informations sur d’éventuelles débats, voire frictions, entre les juges américains, britanniques, français et surtout soviétiques à propos du massacre de Katyn.

            - Henri Donnedieu de Vabres n’a-t-il ensuite jamais regretté les décisions prises à Nuremberg ? Avait-il connaissance des critiques et des limites soulevées par d’autres, notamment en Asie ?

 

Les réponses à ces questions non-exhaustives se trouvent probablement dans des cartons quelque part, dans des prises de notes que le professeur aura griffonnées au gré des audiences, dans des correspondances qu’il aura échangées avec sa famille et ses collègues ou bien dans des carnets et des mémoires qu’il nourrissait peut-être régulièrement.

L’étude de ces documents apporterait beaucoup à notre histoire et à notre mémoire internationale.

 

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28 décembre 2010 2 28 /12 /décembre /2010 08:32

 

Comme à chaque vacances scolaires, je prends le temps de regarder les actualités de la recherche en sciences sociales afin de faire un bilan de l’étude des mémoires. La récolte est mince en cette période mais j’ai tout de même trouvé un appel à communication très intéressant consacré aux « formes et fonctions antiques de la tradition ».  

A priori, rien de très mémoriel dans le titre alors qu’en fait, il s’agit bien d’une question éminemment mémorielle.

 

L’historiographie récente connaît en effet une tendance forte pour l’étude de la mémoire… des sujets étudiés traditionnellement ! Ainsi, un colloque sur les Guerres de Religion se terminera volontier par une communication sur les mémoires des Guerres de Religion du XVIe siècle à nos jours. Il en est de même pour un colloque sur Alexandre le Grand ou sur Victor Hugo. Ces approches sont intéressantes et il n’est pas question d’en nier l’intérêt heuristique.

Cependant, l’auditeur sera parfois déçu par un propos léger et superficiel faisant l’inventaire à la Prévert des époques où tel sujet a été remémoré (ou pas) par les sociétés contemporaines en tentant d’esquisser quelques timides éléments d’explications pour chaque période. L’approche d’une époque par sa mémoire est à mon avis beaucoup plus complexe… mais bien plus intéressante. Elle consiste à s’arrêter sur un moment précis de l’histoire afin de comprendre comment les hommes regardent leur passé et ce qu’ils en retiennent.

 

Ce colloque organisé par le laboratoire junior CiTrA (circulations et transmissions dans l'Antiquité) à l’École normale supérieure de Lyon est donc à mon sens l’un des rares en France à proposer actuellement un axe de recherche consacré non pas à la mémoire d’un objet, mais à faire de la mémoire (déclinée ici sous l’angle de la « tradition »)  un véritable objet d’étude.

Il ne reste plus qu’à espérer que des actes seront publiés à la suite de ce colloque.

 

Référence : « L'ancien chez les anciens. Formes et fonctions antiques de la tradition », Appel à contribution, Calenda, publié le lundi 11 octobre 2010, http://calenda.revues.org/nouvelle17559.html

 

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26 décembre 2010 7 26 /12 /décembre /2010 09:07

 

Le débat sur la peine de mort refait régulièrement surface de façon sporadique. Récemment, c’est le sulfureux Robert Ménard qui a remis le sujet au goût du jour et en direct à la télévision en commentant une décision de justice :

 

L’ancien président de Reporter Sans Frontière semble donc plus enclin à défendre la liberté d’information que le droit à la vie. Il n’a pas manqué d’être recadré immédiatement et très sèchement par le journaliste Julien Bugier, avant d’être condamné, un peu trop mollement à mon goût, dans la presse du lendemain.

 

Il faut reconnaître que le débat sur la peine de mort a toujours été pour le moins ambivalent. Nombreux sont les partisans de la célèbre loi du talion qui considèrent que la juste vengeance repose sur l’expression « œil pour œil, dent pour dent ». Ainsi, celui qui ôte la vie ne mériterait rien d’autre que de rejoindre sa ou ses victimes dans la mort.

 

Depuis quelques années, dans notre société où l’enfant tient une place de plus en plus centrale, les défenseurs de la peine de mort ont ajouté une flèche non négligeable à leur arc : les violeurs d’enfants devraient également selon eux être la cible des chaises électriques, guillotines et autres injections letales. Difficile face à cet argument faisant appel à l’émotion et à la condamnation populaire unanime de répondre par l’humanisme et les réflexions philosophiques sur le droit et la légitimité qu’un homme puisse ôter la vie à un autre homme. Une seule voix est jusqu’à présent parvenue à égaler l’émotion de ses détracteurs dans son discours contre la peine de mort. Il s’agit de Robert Badinter, ministre de la Justice et principal initiateur de l'abolition de la peine de mort en France, puis dans le monde :

 

Robert Badinter et la peine de mort Cliquez sur l'image pour accéder à l'ina.fr et visionner toutes les vidéos de l'Assemblée nationale au moment du débat sur la peine de mort.  

 

L’abolition de la peine de mort : une question mémorielle à défaut d’être historique

Il ne s’agit pas dans ce blog consacré aux questions mémorielles d’exposer les différentes positions pour mieux défendre la mienne. L’étude des conditions de l’abolition de la peine de mort dans le système pénal français est pour moi l’occasion d’ouvrir un axe de réflexion que nous n’avions jamais évoqué jusqu’alors et qui m’interroge de plus en plus : comment, dans une période relativement courte à l’échelle de l’histoire sociale, peut-on analyser un tel retournement durable et solide de l’opinion publique sur une question de société ?

 

Au-delà de l’affrontement des argumentaires des partisans les plus impliqués, il est en effet à mon sens plus fécond de s’interroger sur la place de ces questions de société dans l’opinion. Si l’on accepte de mettre de côté un instant les différents prismes qui sont autant de marges d’erreurs dans l’utilisation des sondages, on observera sur le long terme une évolution sensible et durable de l’opinion publique en faveur de l’abolition.

Ainsi, en 1908, un sondage du Petit Parisien recense 77% d’avis favorables à la peine de mort. Le lendemain du vote de l’abolition par l’Assemblée nationale en 1981, un sondage du Figaro recense encore 63 % de français favorables au maintien de la peine de mort. Enfin, d'après un sondage réalisé en septembre 2006 par TNS Sofres, les Français ne sont plus que 42 % à souhaiter le rétablissement de la peine de mort.

La balance semble donc s’être renversée ; mais sur ces questions comme sur bien d’autres, la valeur de ces sondages est très contestable. Elle dépend énormément du panel souvent réduit et peu révélateur. D’autres études montrent en effet que près de 80% des sympathisants de l’extrême-droite voteraient en faveur d’un établissement de la peine de mort alors que ce chiffre tombe à 30% parmi les sympathisants du Parti Socialiste. De même, les chiffres évoluent substantiellement en faveur de la peine de mort selon l’actualité du moment. Ce fut le cas notamment lors des affaires de pédophilie d’Outreau ou encore lors de meurtres particulièrement odieux (Robert Ménard ne s’est donc pas permis cette petite pointe de provocation totalement gratuitement).

 

Néanmoins, malgré ces fluctuations volatiles, la peine de mort semble désormais entachée d’une réputation peu recommandable alors qu’elle était défendue majoritairement et sans aucun complexe jusqu’à une date encore très récente. Aujourd'hui, les sondeurs auraient de grandes difficultés à recueillir un taux plus élevé d'individus en faveur de la peine de mort car il devient presque incorrect d'assumer publiquement cette éventualité judiciaire désormais frappée d'infamie.

Bien plus parlant que les sondages, je n’ai donc pu m’empêcher d’aller relire avec intérêt les débats qui se sont tenus à l’Assemblée nationale au moment de l’examen du texte de loi visant à abolir la peine de mort afin d'y trouver des éléments d'information plus précis et révélateurs des termes du débat. Alors qu’on cite souvent, comme je l’ai fait ci-dessus, le célèbre discours de Robert Badinter, on devrait toujours à mon avis l’accompagner de son contexte, à savoir de ces petites phrases tout aussi révélatrices que les grands discours devenus historiques. J’ai choisi arbitrairement ci-dessous un panel de citations qui m’ont paru les plus révélatrices dans les montagnes d’interventions qui ont émaillé le débat :

    - Le jeudi 17 septembre 1981, alors que le président de la commission et rapporteur de la loi Raymond Forni introduit les discussions par une première envolée emphatique (« mesdames, messieurs, c'est un moment historique que nous vivons. C'est une page que nous allons tourner. Avec nous, la France va sortir de cette période qui l'avait mise au ban des grandes nations civilisées »), il est immédiatement arrêté par M. Pierre-Charles Krieg : « Il ne faut pas exagérer, tout de même ! ». Le ton était donné.

    - Quelques minutes plus tard, alors que Robert Badinter tente de défendre son projet de loi, les députés de l’opposition n’ont de cesse de l’interrompre en évoquant toutes ces affaires sanglantes et sordides qui visent à porter sur le débat sur le terrain de l’émotionnel. « Et Mesrine ? » lance le député Jean Brocard ; « Et Buffet ? Et Bouleras ? » poursuit Hyacinthe Santoni. On constate donc, comme je l’ai fait observer précédemment, que la stratégie des argumentaires n’a guère évolué et que les partisans de la peine de mort tentent inlassablement de porter les termes du débat sur le terrain du pathos.

Les députés de l’opposition n’hésitent pas également à recourir à un argument qui montre à quel point l’abolition de la peine de mort explosait alors les clivages politiques et relevait d’une chronologie très fine. Pascal Clément demande ainsi au Garde des Sceaux s’il est bien certain que ses électeurs (ceux de la majorité présidentielle, donc de gauche) sont bien majoritairement opposés à la peine de mort, s’appuyant sur des sondages qui affirment le contraire. Il poursuit ensuite de façon plus précise sa démonstration en citant les membres du gouvernement, tel que le ministre de l’Intérieur Gaston Deferre qui avait été à l’initiative en 1973 d’une proposition de loi réclament d’élargir « la peine de mort pour les trafiquants de drogue ». Bien que ces interventions s’inscrivent dans le cadre d’une opposition politique, on s’aperçoit ici que les positions ne se résument donc pas vraiment et seulement à un conflit idéologique. Le "moment historique" évoqué précédemment tient vraissemblablement à peu de choses.

 

La peine de mort : Une question historique à défaut d’être mémorielle

Dans la somme gigantesque des discussions, quelques positions se distinguent par leur qualité ou par leur originalité. C’est le cas notamment de Philippe Séguin qui n’hésite pas à prendre position contre son camp pour défendre l’abolition de la peine de mort au-delà des oppositions et conflits politiques. Sa posture singulière l’oblige à construire un argumentaire particulièrement efficace et développé sur de nombreuses prises de paroles. Il mobilise entre autres l’histoire et l’évolution des mentalités pour justifier sa position : « Les chiffres sont criants, et vous les avez rappelé.  Alors que  l’on comptait trente et une exécutions en 1947, vingt et une en 1943, vingt-cinq en 1949, de 1968 à 1977, donc en dix ans, sur 12 514 condamnations pour crime, il n'y a eu que trente-huit condamnations à mort et sept exécutions. Sept en dix ans. Aucune depuis quatre ans. Et je veous épargne toute comparaison avec des références encore plus anciennes […]. Peut-on ainsi prétendre que depuis quinze ans la peine capitale ait pu raisonnablement avoir le moindre effet dissuasif ou même ait satisfait l'esprit de vengeance et la soif d'expiation que recèlerait notre inconscient collectif ? […]. Qui pourrait le prétendre, en vérité, lorsque précisément, à entendre certains, on a l'impression qu'ils veulent non point empêcher que l’on supprime la peine de mort, mais qu'on la rétablisse alors qu'elle existe encore? ».  

 

On retrouve ensuite une série de noms qui sonnent encore familièrement à nos oreilles et qui, en 1981, étaient déjà sur les bancs de l’Assemblée nationale pour faire entendre leur voix :

    - Marcel Bigeard tout d’abord a cette intervention qui laisse perplexe quand on la lit aujourd’hui : « J'ai vécu en côtoyant la mort, monsieur Badinter, vous le savez, mais ce n'est pas la peine de raconter ma vie, d'évoquer tous mes camarades disparus et tout ce qui a pu se passer. Le problème que nous traitons ce soir est grave et j'ai l'impression que l'on oublie quand même un peu les victimes. […] Imaginez par exemple ce qui a dû passer dans le regard de ce petit garçon d'Auriol quand il a vu ses assassins le poignarder. Imaginez les regards de terreur qu'ont lancé au dernier moment ces deux anciens pieds-noirs de quatre-vingt ans assassinés, étouffés près de chez moi clans un petit village de 200 habitants. Il faut penser aussi aux victimes. Qui ne respecte pas le premier commandement : « Tu ne tueras point » ? L'Etat le respecte presque, monsieur le garde des sceaux ».

On s’étonne tout d’abord que le général ne soit pas rappelé à l’ordre malgré ses évocations religieuses explicites au sein de l’hémicycle. On ne peut également s’empêcher de s’étonner d’une telle ferveur à défendre les victimes dans la bouche d’un militaire qui, sans forcément réveiller les vaines polémiques qui entourent le personnage, est censé avoir pris conscience qu’il n’est pas toujours possible d’éviter les victimes.

    - Gisèle Halimi s’exprime aussi presque en réponse à Marcel Bigeard : « Car ne vous y trompez pas : la peine de mort est le crime culturel par excellence. Un crime qui méprise les citoyens en les entretenant dans la peur, qui réduit les victimes à une revendication de sang appelée par le sang, qui ignore l'autodestruction qui anime chaque homme qui tue, et qui va dans cette ignorance, jusqu'à le tuer lui-même. Reste que nous qui donnons la vie nous ne pouvons accepter la tuerie organisée ». Face au droit des victimes, Gisèle Halimi apporte une contribution originale au débat dans une perspective féministe qui lui est propre. Elle revendique ainsi son rôle de femme qui donne la vie pour mieux s’opposer aux arguments des hommes qui voudraient donner la mort.

On notera au passage une liberté de ton qui étonne là où le formalisme et le "politiquement correct" d’aujourd’hui auraient suscités scandales et offuscations. Ainsi, alors que Mme Halimi poursuit son discours, elle est interrompue par le président de l’Assemblée nationale qui lui demande de conclure. Celle-ci n’hésite pas alors à lui répondre : « Monsieur le bourreau, encore une minute ! ». Ce à quoi l’intéressé répond quelques instants plus tard en laissant sa place au vice-président : « Je vous informe, mes chers collègues, que l'assemblée va maintenant changer de bourreau ».

 

     - J’ai personnellement beaucoup apprécié également la participation de Françoise Gaspard qui mobilise sa formation historienne au service de l’abolitionnisme : « Auriez-vous, mes chers collègues, été au XVIIIe siècle — après tout, ce n'est pas si loin de nous -- de ceux qui défendirent avec la même passion les supplices. La roue, les gibets, la potence, les scènes de marquage à l’épaule ou au front ? Auriez-vous été de ceux qui lors du supplice de Damiens en 1735, attelèrent deux chevaux supplémentaires pour l'écarteler, puisque quatre n'y suffisaient point ? Je ne peux pas le penser. Pourtant, vous voulez sauver la guillotine qui n'est après tout que la forme moderne et raffinée du supplice […] L’humanisation de notre droit pénal a en fait consisté, au cours des deux derniers siècles, à cacher le supplice parce que notre sensibilité occidentale ne supportait plus l'image du corps mutilé, tranché par le droit, et cherchait à le dissimuler jusqu'à interdire sous peine d'amende -- cela est encore inscrit pour un temps dans notre code pénal — sa relation dans la presse ».

Sa phrase de conclusion est particulièrement brillante : « Je terminerai en évoquant le titre et le contenu d'un livre, de celui qui est sans doute en France le plus grand philosophe vivant, Michel Foucault : Surveiller et punir. Je souhaite, pourquoi pas, qu'au XXIe siècle un philosophe de cette grandeur et de ce talent puisse résumer le droit du XXe siècle et l'œuvre que nous sommes en train de commencer dans ce titre : Responsabiliser et prévenir ». Cet ouvrage n'est hélas pas encore arrivé...

En revanche, je tiens aussi à signaler les absents, ceux qui n'ont pas pris la parole alors qu'ils ont voté ensuite contre la peine mort (et donc contre leur camp). 369 députés ont en effet voté l'abolition (contre 113 contre) dont 16 députés RPR parmi lesquels on retrouve Jacques Chirac, François Fillon et Philippe Séguin.

 

Histoire, Mémoire et société : un trio heuristique

Le recueil de ces interventions n’a pas pour seule ambition de sélectionner arbitrairement les extraits qui m’ont paru les plus remarquables dans ce débat. Ils sont à mon sens révélateurs de tensions lancinantes dans le débat politique. Il me semble, à travers ces prises de paroles, que les députés savaient qu’ils allaient changer durablement le cours de l’histoire de France, du moins dans sa dimension sociale. Il apparait en effet à la lueur de cet exemple que certaines évolutions des mentalités sont essentiellement infléchies par la prise de décision législative.

La question de la peine de mort est tellement sensible et s’inscrit dans des enjeux tellement importants et antagonistes que, sans la volonté politique de quelques hommes, la situation n’aurait probablement pas pu changer. En revanche, une fois ce stade symbolique dépassé, il est possible d’envisager une acculturation très rapide des masses.

Nous ne devrions à mon sens jamais oublier cette potentialité. A tous ceux qui croient encore que l’humanité est protégée des dérives les plus graves après avoir traversé le terrible vingtième siècle, nous voudrions rappeler qu’il ne faut jamais mésestimer la capacité de nos sociétés contemporaines à oublier. Aussi invraisemblable que cela puisse paraître aujourd'hui tant les mémoires nous semblent omniprésentes, ce blog veut aussi rappeler que la multiplication des causes mémorielles servent parfois à dissimuler d’autres mémoires que l’on prive d’espace pour se développer. On a ainsi oublié peut-être un peu vite qu’à la fin des années 1970, la justice française conduisait des hommes à la mort, alors qu’elle fermait les yeux sur de nombreuses publications à connotation pédophile. Sur certains points particulièrement sensibles, les mémoires ne sont pas seulement une grille de lecture parmi d'autres : elles constituent une entrée parmi les plus révélatrices et efficaces pour mieux comprendre les non-dits d’une société.

 

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21 décembre 2010 2 21 /12 /décembre /2010 11:14

 

Dans l’attente de mon propre séjour dans la capitale britannique, je remercie mes fidèles correspondants étrangers qui me transmettent régulièrement des informations sur l’histoire et la mémoire des villes européennes.

Aujourd’hui, je vous propose une étape dans le Londres mémoriel. Nous avons déjà régulièrement évoqué dans les pages de ce blog l’importance que revêt la mémoire des rues. Noyée dans le quotidien des usagers, elle est pourtant celle qui demeure probablement la plus enracinée, gravée dans la pierre, parfois sculptée dans le marbre.

Londres ne déroge pas à cette règle mais elle présente quelques particularités sur lesquelles il est intéressant de s’arrêter.

 

The women of World War II

Le premier monument est consacré aux femmes durant la Seconde Guerre mondiale. A priori, rien d’exceptionnel. Et pourtant… 

monument femmes Seconde Guerre mondiale 

Où sont les monuments en l’honneur des femmes en France ? C’est finalement dans ce type de démarche comparative que le particularisme de l’unité républicaine française s’illustre encore le mieux.  On s’aperçoit ainsi que les « communautarismes » utilisés comme un épouvantail dans le discours politique français ne sont pas toujours aussi dangereux et méprisables qu’on voudrait bien nous le faire croire. Ils peuvent parfois être une source de réflexion sur la diversité des engagements autour d’une même cause.

D’ailleurs, le communautarisme n’est pas toujours là où l’on pourrait le croire. Aucune mention n’est faite en effet sur cette sculpture londonienne au statut de ces femmes et à leur rôle dans la guerre. Nulle n’est victime, nulle n’est héroïne. Nous ne saurons donc pas si ce sont les femmes déportés, les femmes infirmières, les femmes soldats ou les femmes ayant perdu leurs maris au combat qui sont honorées en cet endroit.

 

Le second aspect remarquable de ce monument est sa situation dans la ville de Londres. Tout d’abord, à l’échelle de la ville, on ne peut qu’être surpris de trouver ce monument à seulement quelques centaines de mètres de la célèbre adresse « 10 Downing Streeet », c’est-à-dire la résidence et le lieu de travail du Premier ministre britannique. Le touriste français remarquera au passage avec étonnement une autre particularité de la géographie politique londonienne : la proximité des lieux de pouvoir (ministère de la Défense, de la Santé, du Travail…) qui entraîne vraisemblablement une réelle économie d’échelle.

Plan de Londres 

Les lieux de pouvoir côtoient donc quotidiennement les lieux de mémoire et leurs symboliques mutuelles se nourrissent par cette proximité. Ainsi, à chacun de ses déplacements, le ministre, et a fortiori le chef de gouvernement, est invité à se remémorer les heures sombres et les épisodes glorieux de son pays dans l’espoir que cette mémoire puisse inspirer son action politique par pondération des dorures du ministère.

 

On trouve aussi, à proximité du monument consacré aux femmes, un cénotaphe qui confirme l’aspect mémoriel dédié à ce quartier particulier de la ville de Londres.

Cenotaphe Londres 

A l’échelle plus fine de l’espace urbain, ces deux lieux de mémoire étonnent également par leur insertion discrète mais monumentale dans le paysage urbain. La mémoire n’est pas sacralisée. Elle n’est pas non plus dramatisée. Elle s’insère dans le quotidien pour permettre à chaque usager de l’espace public de se confronter directement à la mémoire de son pays, sans avoir à franchir le seuil parfois solennel d’un portail fièrement gardé par les forces de l’ordre ou, pire encore, d’un silence voulu respectueux et qui a en fait pour principale conséquence d’éloigner les badauds qui n’osent briser ce cercle qui semble réservé à une élite convenue.

Le touriste français sera donc probablement troublé par cette mise en scène dénuée de toute formalité. Cet étonnement est encore une fois révélateur d’approches différenciées face au travail de mémoire. Et encore une fois, je ne suis pas certain que le communautarisme soit à rechercher dans la culture anglo-saxonne, en ce qui concerne la question mémorielle en tout cas.

 

 

The field of Remembrance

La découverte du Londres mémoriel réserve également d’autres surprises telles qu’une promenade dans un « champ du souvenir ».

Champ du souvenir 

Ce lieu de mémoire éphémère est particulièrement émouvant car il est le résultat d’une réelle volonté populaire et repose sur un modèle participatif. Ainsi, chaque famille et ami peut venir proposer au mois de novembre de planter une petite croix ornée d’un coquelicot en hommage à tous ceux qui sont disparus en servant dans les forces armées de leur pays.

 

Cette pratique totalement inconnue en France me paraît également intéressante.

D’une part, elle permet à la mémoire d’exercer sa capacité de rassemblement. Ainsi, chaque individu est honoré au sein du groupe par l’intermédiaire d’une démarche d’intégration. Ce n’est donc pas exclusivement l’Etat qui contrôle une mémoire dont les contours seraient fixés dans une œuvre ou un monument à la symbolique prédéfinie. Ici, ce sont les individus qui se raccrochent à la communauté et qui lui donnent toute sa signification. Ainsi, on voit apparaître sporadiquement des étoiles de David et des croissants de lune qui se mélangent naturellement aux croix chrétiennes.

Field of remembrance champ du souvenir 

 

Rien à voir donc avec les stèles qui ont été difficilement concédées par l’Etat devant l’ossuaire de Douaumont pour rendre enfin hommage aux soldats musulmans morts pour la France durant la Première Guerre mondiale. Or, quand je compare rapidement les taux de fréquentation des cérémonies commémoratives en France et le nombre de croix qui sont plantées volontairement par les britanniques à l’occasion de cette cérémonie éphémère, je ne peux m’empêcher de penser qu’une pratique mémorielle est plus efficace que l’autre…

musulmans ossuaire douaumont 

L’intégration n’est cependant pas strictement citoyenne. Elle est, d’autre part,  historique et permet véritablement d’articuler la mémoire à l’histoire en dépassant les bornes parfois un peu rigides des découpages temporels. Ainsi, dans un même lieu, les anciens combattants de la Première Guerre mondiale, de la Seconde Guerre mondiale, mais aussi de la guerre récente et toujours active en Afghanistan sont honorés pour leur engagement similaire dans les forces armées du pays. Cette initiative mémorielle ne se soumet donc pas aux effets du temps qui conduisent chaque époque de retenir des conflits qui devraient être davantage remémorés tandis que d’autres seraient oubliés.

 

La symbolique présente enfin des caractéristiques qui dépasseraient les frontières nationales si elles n’étaient pas confrontées aux communautarismes mémorielles nationaux. L’usage du coquelicot autour de ces lieux de mémoire britanniques s’inscrit en effet dans une perspective universelle. Cette fleur s’impose comme le symbole du souvenir dans les années 1920 sous la volonté de Moina Michael, membre du personnel du American Overseas YMCA, puis de la française Anna Guérin et de son organisme : l'American and French Children's League. Son usage ne parvient pourtant pas à s’étendre durablement ailleurs qu’en Grande-Bretagne et au Canada. David Cameron en a d’ailleurs fait les frais lors d’un déplacement en Chine au mois de novembre 2010. Faisant preuve d’un patriotisme de rigueur pour un chef d’Etat, il arborait son joli coquelicot au revers de sa veste en hommage aux soldats morts aux combats. Il a alors provoqué la colère des diplomates chinois qui y ont vu une référence à la guerre de l’opium qui, au XIXe siècle, a vu s’affronter les forces britanniques et chinoises qui avaient alors été humiliées.

 

Décidément, la mémoire mondiale ne semble pas vraiment d’actualité dans un monde qui a pourtant déjà traversé deux guerres mondiales. Certains pays auraient pourtant tout intérêt à s’inspirer de réalisations internationales pour nourrir leurs réflexions sur une mémoire qui, de l’avis général, ne parvient plus à rassembler la communauté nationale.  

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1 décembre 2010 3 01 /12 /décembre /2010 15:50

 

Le 12 novembre 2010, en marge du sommet du G20 à Séoul auquel il a effectué un passage-éclair, le Président de la République française a fait une annonce pour le moins surprenante : La France va « restituer » à la Corée des manuscrits pillés par la marine française en 1866 et conservés depuis à la Bibliothèque Nationale de France (BNF). Cette annonce a suscité une grande émotion auprès des conservateurs et des historiens. Il convient de comprendre pourquoi.

Sarkozy et Lee Myung-Bak.jpg Nicolas Sarkozy et Lee Myung-Bak en marge du G20

 

Le parcours atypique d’une archive

Tout d’abord, de quels documents parle-t-on ? Le corpus considéré constitue un ensemble de 297 manuscrits royaux datant du XVIIe et XVIIIe siècle. Ils ont été rapportés en France lors d’une expédition punitive organisée en 1866 contre l’île de Kanghwa située actuellement au sud-ouest de la Corée du Sud. Cet évènement s’inscrit dans un contexte de défiance grandissant entre les pays d’Extrême-Orient et les puissances européennes (notamment la France et le Royaume-Uni) qui entendent exercer une autorité sur ces nouveaux marchés potentiels. Dans ce cas très précis, l’expédition punitive est menée par le contre-amiral Pierre-Gustave Roze pour des motifs religieux. Le royaume de Corée est alors dirigé par le régent Taewon'gun qui tente d’éliminer le catholicisme depuis son arrivée au pouvoir. La marine française intervient donc pour protéger ses ressortissants, notamment des missionnaires.

Les pays occidentaux étaient alors fascinés par la culture exotique et la richesse artistique de ces sociétés asiatiques. Les produits importés d’Inde et de Chine rencontraient un succès assuré sur le marché européen. Les militaires n’étaient pas dupes de cette réalité économique. Les diplomates avaient également une conscience visiblement plus développée qu’aujourd’hui quant à la valeur intrinsèque des archives d’une société. C’est pourquoi, lors des expéditions militaires à travers l’histoire, les envahisseurs se sont toujours emparés des documents rencontrés dans les divers palais, châteaux et bureaux, ce qui a parfois pour conséquence de rendre aujourd'hui le travail des historiens particulièrement difficile. C’est le cas par exemple des archives de Smolensk, nom donné aux archives du comité du Parti communiste de l'oblast de Smolensk, qui furent saisies dans un premier temps par l'armée allemande lors de sa conquête de la ville en 1941. Ces archives furent ensuite transférées en Allemagne. Lors de la Libération de l’ouest de l’Europe par les forces Alliées, ce fut au tour des américains de s’approprier ces documents et de les emporter avec eux à Washington. Ce n’est finalement qu’en 2002 que la plupart des documents ont été rendus à la Russie. La prise de possession de ces manuscrits coréens par l’armée française n’a donc rien d’exceptionnelle. Elle s’inscrit dans des pratiques qui ne s’encombrent certes pas de morale, mais qui sont établies et internationalement partagées depuis plusieurs siècles.

Il est donc particulièrement hypocrite d’accuser aujourd’hui la France de pillage pour justifier la thèse d’un retour immédiat des manuscrits. Si nous devions aujourd’hui poser la question de la provenance de chaque document dans les centres d’archives, des centaines de tankers seraient nécessaires pour transporter les documents d’un pays à l’autre.

manuscrits-coreens.jpg

  Ces manuscrits coréens sont consultables sur le site de Gallica en cliquant sur l'image ci-dessus

 

Des documents au cœur de l’histoire et de la politique

N’importe quel français est en mesure de comprendre l’émoi des coréens autour de ces documents. Imaginons un instant par exemple que des édits royaux signés de la main de Louis XIV aient été en possession des coréens à la suite d’une invasion de Versailles. Notre souhait aurait probablement été de les récupérer par tous les moyens existants.

Il existe pourtant des règles dans ce domaine, et notamment le principe de l’inaliénabilité qui veut que chaque œuvre répertoriée dans les collections publiques ne peut pas en sortir. Or, et c’est cet aspect précis qui suscite l’indignation et la protestation des conservateurs, Nicolas Sarkozy vient encore de passer outre au mépris des coutumes et des lois du pays qu’il préside. Afin de tenter de rester dans la légalité, un stratagème juridique a été trouvé par ses conseillers : les manuscrits coréens ne sont pas strictement rendus à la Corée mais ils lui sont restitués pour une durée de cinq ans, renouvelable sans limite. En somme, Nicolas Sarkozy s’est engagé à les rendre définitivement dans les faits, mais pas en droit.

Encore une fois, ce sont des enjeux géopolitiques qui ont dicté cette conduite. Derrière cette décision symbolique qui amenuise la richesse culturelle de la France, on invoque ces fameux « contrats » que la France signerait par dizaines à chacun des déplacements de Nicolas Sarkozy et qui rapporteraient des milliards à l’économie nationale. Hélas, d’un point de vue rationnel, aucune comptabilité n’a jamais été tenue suite à ces tractations pourtant largement médiatisées ; d’un point de vue philosophique, est-il encore possible de penser dans ce monde capitaliste que certaines œuvres, valeurs, et autres héritages n’ont pas de prix ?.... 

 Les conservateurs de la BNF ont lancé une pétition contre cette décision à l'adresse suivante : http://www.jesigne.fr/declaration-personnels-bnf-sur-manuscrits-coreens

 

Une mémoire du monde est-elle possible ?  

Au-delà de la polémique politicienne, cette affaire des manuscrits coréens soulève des problématiques intéressantes.

Parmi les arguments avancés par Nicolas Sarkozy pour justifier sa décision, on retrouve une thématique qui lui tient à cœur : l’identité nationale. Ce dernier affirme en effet que ces documents appartiennent à l'identité coréenne et non au patrimoine universel.

Précisons d’emblée que cette considération lui est tout à fait personnelle et qu’elle entre d’ailleurs en parfaite contradiction avec l’avis de l’UNESCO et de son programme « Mémoire du monde » ayant pour objectif la conservation et la diffusion des collections d'archives et de bibliothèque partout dans le monde. Ce dernier recense en effet les journaux du secrétariat royal de Corée comme une forme de patrimoine universel. La décision concernant les manuscrits coréens conservés à la BNF est donc loin d’être aussi tranchée qu’on voudrait nous le faire croire.

Ensuite, si l’on veut bien porter la réflexion de monsieur Sarkozy jusqu’à son aboutissement, on devrait s’interroger sur le destinataire national légitime de ces manuscrits. La Corée ayant été divisée en deux depuis 1953, le régime de Kim Jong Il n’est-il pas aussi en mesure de revendiquer la possession de ces documents puisqu'ils relèvent d'une histoire antérieure à la séparation ?

Enfin, les notions mêmes de « patrimoine universel » et de « mémoire du monde »  posent des problèmes insolubles. Un patrimoine peut-il être strictement considéré comme national ? N’est-il pas toujours le fruit d’une histoire internationale ? Prenons l’exemple célèbre de la Joconde, joyaux national exposé au Louvre et considéré comme une fierté française… réalisée par un artiste italien, établi Florence et représentant une florentine ! Il n’entre dans le patrimoine français que bien plus tard lorsque François Ier attire Léonard de Vinci dans son royaume. Ne doit-on pas dès lors considérer que cette œuvre appartient au patrimoine universel et non pas français ?

 

Cette réflexion volontairement provocante pourrait être élargie sans grande difficulté à une multitude d’objets et documents conservés dans les bibliothèques, musées et archives françaises. Le cas des manuscrits coréens ne fait pas exception : si ils se retrouvent aujourd’hui conservés dans notre pays, ne doit-on pas considérer que c'est justement parce qu'un jour, les histoires de la France et de la Corée se sont croisées ? Bien entendu, il est tout à fait possible d’envisager de rendre ces documents à leur pays d’origine. L’acte est charitable et il suscitera toujours un accueil bienveillant. Il faudrait cependant prendre le temps de réfléchir aux conséquences d’un tel acte (ce qui ne semble plus être dans l’ère du temps à une époque où l’action est privilégiée sur la réflexion). Que devrons-nous répondre quand d’ici quelques mois, tous les pays du monde avec lesquels nous avons eu des relations (militaires, de colonisation, d’excursion…) viendront nous réclamer successivement les morceaux constitutifs de leur culture. Devra-t-on fermer les salles égyptiennes du Louvre ? Le musée du Quai Branly devra-t-il mettre la clef sous la porte seulement quatre ans après son ouverture ?

Les arguments avancés aujourd’hui par monsieur Sarkozy risqueraient donc de se retourner bien vite contre lui. Si chacun devait reprendre ce qu'il croit lui appartenir, on risquerait de provoquer des tensions diplomatiques assez graves (et symptomatiques à mon sens de la montée d'idéologies nationalistes extrêmes) et des situations pour le moins ridicules (devra-t-on rendre à l'Allemagne les casques et fusils des soldats allemands tombés sur le territoire français et que l'on expose actuellement dans nos musées ?). Chaque pays serait alors contraint à exposer dans ses musées une collection strictement nationale (voire nationaliste) de son histoire. 

Aussi innocente qu’elle puisse paraître, cette décision de rendre les manuscrits à la Corée peut donc s’avérer lourde de conséquences.

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29 novembre 2010 1 29 /11 /novembre /2010 16:59

 

L'une des ambitions de ce blog depuis le départ est d'apporter une vision historienne, notamment par le prisme de l'analyse mémorielle, à l'actualité nationale et internationale. Nous avons ainsi pu constater depuis plusieurs mois que l'histoire est omniprésente dans les médias et qu'elle est sans cesse mobilisée à des fins diverses par les acteurs politiques, économiques et sociaux.

Nous n'oublions pas cependant que ce blog n'est qu'une modeste contribution devant les prises de position de quelques historiens qui osent parfois s'exprimer dans les médias lorsqu'on les interroge sur l'actualité.

C'est pourquoi nous voudrions ici relayer leurs propos en espérant qu'ils puissent encourager les citoyens à prendre conscience que les historiens ont eux aussi, aux côtés des sociologues, des économistes, des politologues, etc..., des analyses pertinentes à partager pour mieux comprendre ensemble les logiques de fonctionnement de notre monde contemporain.

 

Ce matin, Pascal Riché et David Servenay interrogeaient longuement l'historien démographe Emmanuel Todd sur les mouvements sociaux qui traversent la France depuis la rentrée 2010. Son analyse ne manque pas d'intérêt et de franchise :

emmanuel-todd.jpg

Cliquez sur l'image pour accéder à l'article

 

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27 novembre 2010 6 27 /11 /novembre /2010 20:57

 

Comme beaucoup de collègues, j’essaie de suivre depuis quelques mois le dossier polémique du musée d’histoire de France (baptisé depuis « maison de l’histoire de France ») annoncé par Nicolas Sarkozy le 13 janvier 2009. En reprenant les différentes étapes de ce projet, j’ai essayé de comprendre quelle pouvait être la place réservée aux mémoires au sein d’un tel établissement.

 

Un projet marqué par le sceau de la Présidence

Dans son discours, Nicolas Sarkozy rappelle très directement sa vision idéologique de l’histoire, ce qui à mon sens ne laisse rien présager de très favorable pour une vision mémorielle. Au début de son intervention, prenant pour prétexte une construction architecturale de Norman FOSTER à Nîmes, il précise : « être fidèle à son identité, c'est se tourner vers l'avenir et non pas vers le passé ». Quand on vient annoncer un projet de musée d’histoire de France, ça commence mal…

L’évocation précise  arrive bien plus tard dans le discours. J’ai déjà eu l’occasion à plusieurs reprises d’évoquer la vision particulière de l’histoire dans l’esprit de Nicolas Sarkozy (voir sur ce blog la catégorie « Sarkozy et l’histoire »), mais je ne pensais pas qu’on puisse atteindre de tels sommets :

- «  On ne connaît notre histoire que par les moments où les Présidents de la République successifs s'excusent des périodes où, hélas, l'Histoire a été tragique » : cette phrase incroyable n’est pas seulement un tacle en direction de son prédécesseur direct qui avait inauguré en 1995 son septennat par un discours remarqué et remarquable sur la responsabilité de la France de Vichy dans la déportation. Elle me semble être symptomatique de l’hyper-politisation d’un homme entièrement tourné vers la conquête et l’exercice du pouvoir et qui en a oublié que tout n’était pas politique dans notre société. Non monsieur Sarkozy, il faut que vous le sachiez, l’Histoire n’est pas encore écrite par les discours des Présidents de la République, et il ne faut pas qu’elle le soit.

- « Il n'existe aucun lieu pour questionner notre histoire de France dans son ensemble. Nous avons donc décidé la création d'un musée de l'Histoire de France. Ce musée sera situé dans un lieu emblématique de notre histoire, un lieu qui reste à choisir et qui sera choisi : il y a plusieurs idées qui font sens mais il faut en débattre, échanger, il faut que cela polémique un peu, que chacun fasse valoir ses arguments, parce que l'histoire de France, c'est un tout, c'est une cohérence. En général, on l'attaque par petit bout, les pages glorieuses, les pages un peu plus délicates, alors qu'on devrait l'affronter dans son ensemble (…). Il me semble que cette initiative renforce aussi l'identité qui est la nôtre, l'identité culturelle : c'est une autre initiative que je laisse à votre réflexion ». Sur le principe, a priori, rien à dire ! Quel historien oserait s’élever contre un projet visant à valoriser l’histoire ? Dans le détail en revanche, c’est plus compliqué. Deux ans après cette annonce, la polémique est bien présente, mais elle n’a guère pu s’exercer jusqu’alors sur le fond du dossier. Au contraire, les opinions s’affrontent justement sur le fait qu’il n’y ait pas vraiment eu de consultation, de débat et de discussion. L’idée part du sommet de l’état et doit s’abattre comme une avalanche sur les ateliers des historiens réfugiés dans la vallée.

A ce stade initial, on peut donc penser que la force du commanditaire et ses considérations sur une mémoire qui serait strictement néfaste car inscrite dans la repentance, ne laisse guère de place à l’approche mémorielle pourtant riche dans l’évocation de l’histoire de France.

 

Une évolution fidèle aux conceptions de l’initiateur

La parole présidentielle ayant valeur d’ordre de mission, le ministre de la Culture se met alors au travail afin de faire grandir cette idée qui tient pour l’instant sur un post-it griffonné au coin d’une table au cours d’une réunion. Il faut se mettre au travail : soit. Convoquons des historiens… en s’assurant néanmoins qu’ils travaillent bien dans la stricte direction fixée par le Président. On appelle donc  Jean-Pierre Rioux qui s’est fendu en 2006 d’un essai intitulé La France perd la mémoire, Comment un pays démissionne de son histoire.

 

La-France-perd-la-memoire-Jean-Pierre-Rioux.jpg Jean-Pierre RIOUX, La France perd la mémoire, Comment un pays démissionne de son histoire.

 

Le résumé choisit par l’éditeur en quatrième de couverture suffit à situer la position de l’auteur : « Notre débâcle intime et collective, celle du souvenir et de l'art de vivre, est en cours. Nous assistons à l'exténuation du vieux rêve qui faisait de la France un héritage et un projet. Tout se passe comme si ce pays était sorti de l'histoire vive pour entrer en mémoire vaine, comme si la rumination avait remplacé l'ambition et qu'on expédie par pertes et profits Austerlitz, la laïcité ou un demi-siècle de paix en Europe. Hier, nous célébrions la nation républicanisée, l'histoire laïcisée et l'intérêt général ; aujourd'hui, nous valorisons les mémoires et les "devoirs" de mémoire, mais nous ne savons plus saisir l'âme de la France. Résultat : ce pays vit à l'heure du n'importe quoi mémoriel ».

Amis historiens, soyez donc rassurés, l’ombre de la IIIe République va ressusciter et s’abattre contre vos égarements mémoriels futiles.

 

Il faut préciser qu’à ce stade de la réflexion, Jean-Pierre Rioux ne s’exprime quasiment pas sur le fond du dossier. Il tient pour acquis le rapport dirigé par Hervé Lemoine, conservateur du patrimoine, remis en avril 2008 aux ministres de la Défense et de la Culture. Dans la partie introductive, la mémoire est attaquée en règle sur plusieurs pages avec des points d’animosités particulièrement virulents :

            - « Le pire n’est plus à venir, il est advenu, et le déni de « l’histoire-de-France » en est arrivé à un tel point que les autorités françaises ont préféré s’associer aux célébrations anglaises de Trafalgar plutôt que de commémorer, en 2005, Austerlitz, faisant dire au grand historien Jean-Pierre Rioux que la « France perdait la mémoire, comme on perd la boule, la main ou le nord ! ». En somme, à l’aube du XXIe siècle, il serait encore impensable de commémorer nos défaites, au profit de nos seules victoires étalées orgueilleusement à la vue de ceux avec lesquels nous avons tenté de construire depuis lors des liens d’amitié.

            - « Cette récusation de l’histoire prend diverses formes, souvent, comme l’enfer, pavées de bonnes et de morales intentions. Ainsi, la multiplication des manifestations commémoratives, des célébrations, non plus nationales mais identitaires, la prolifération des fondations, des associations, des centres et des cités chargés de faire la promotion de la revendication mémorielle d’un groupe social, d’une communauté d’origine ou de destin, semblent avoir définitivement rendu impossible et même illégitime toute référence à une histoire de la Nation, à sa déontologie, à sa pratique et à son sens ». Pourquoi se priver de stéréotypes ? La mémoire, ce n’est rien de moins que le diable en personne et je m’inquiète de lire de tels propos dans un rapport officiel remis aux ministères. Ce que l’auteur de ce brûlot ne pouvait pas prévoir, c’est que l’actuel gouvernement allait être lui aussi à l’origine de la création d’une nouvelle fondation « pour la mémoire de la Guerre d’Algérie ». Du point de vue de la cohérence, il reste encore quelques accrocs dans la théorie politique du projet présidentiel.

            - « Les politiques et le Parlement se sont laissés prendre en otage par ce « régime mémoriel », que l’on serait tenté de qualifier de despotique ». Autant dire qu’en lisant cette phrase, j’ai eu un sursaut. D’une part, la violence du propos est somme toute choquante ; mais d’autre part, je crois me souvenir (s’il m’est encore permis d’utiliser la mémoire individuelle sans être frappé d’infamie) que les lois dites « mémorielles » ont été proposées et votées par la majorité présidentielle et ses alliés au même titre que l’opposition : ainsi, Christian Vanneste, député UMP, n’a-t-il pas proposé en novembre 2006 une loi visant à faire reconnaître par l’Etat le génocide ukrainien des années 1930 ? N’est-ce pas non plus Hamlaoui Mekachera, ministre délégué aux Anciens Combattants de Jacques Chirac qui est à l’origine de la fameuse loi du 23 février 2005 ? N’est-ce pas encore Christian Vanneste qui à cette occasion a proposé l’article 4 visant à faire reconnaître le « rôle positif » de la présence française dans ses anciennes colonies ?

 

L’histoire de France écrite par grand-papa

Bref, on comprend bien par l’intermédiaire de ce rapport que les mémoires n’auront pas leur place au sein de ce musée qui est censé représenter l’organe officiel impulsant l’écriture de l’histoire de France (et qui risque, de par son statut, de vampiriser la plupart des crédits de recherche publiques).

Cet aspect m’inquiète non seulement car je suis persuadé que les études mémorielles peuvent, si elles sont étudiées avec sérieux, apporter une valeur ajoutée à l’écriture de notre histoire ; mais également parce que ce projet me donne l’impression d’une réaction (au sens propre du terme) dans l’écriture de l’histoire.

Quelle est donc au fond cette volonté de retrouver une identité nationale qui aurait été perdue ? Lorsque je relis ces discours et ces rapports, j’ai l’impression de relire les propos de Charles Péguy sur « les huss        ards noirs de la République ». Si à l’époque la France avait pour ambition de développer l’histoire nationale pour ancrer profondément l’idée républicaine dans la tête et les tripes des jeunes enfants appelés à se battre un jour pour reprendre l’Alsace-Lorraine, qu’en est-il aujourd’hui ? Par qui l’histoire de France est-elle menacée et contre qui est-elle censée s’écrire ?

Je suis également inquiet de constater que les Français (et peut-être surtout leurs médias) ne se préoccupent pas davantage des polémiques qui se multiplient autour de ce projet. Elles sont pourtant à mon sens révélatrices d’une évolution de la société française qui, à la fin du siècle dernier encore, était en mesure de s’émouvoir quand son histoire semblait être menacée. Depuis quelques années, on supprime les heures d’enseignement de cette discipline à l’école, on instrumentalise les faits historiques dans les discours politiques, on stigmatise l’intérêt de la population qui se passionne régulièrement pour les questions mémorielles… mais les porte-voix semblent trop occupés à parler de politique, d’élections et d’économie pour s’apercevoir que dans ces domaines aussi, l’histoire aurait pu apporter des réponses, si l’on prenait juste le temps de l’interroger et de la protéger.

 

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23 novembre 2010 2 23 /11 /novembre /2010 12:15

 

... quand les européens ont l'histoire courte !

Au lendemain de la visite du président chinois Hu Jintao en Europe (avec un passage remarqué en France), il était de bon ton parmi les conseillers proches du pouvoir présidentiel de rappeler que la question des droits de l'homme pouvait s'avérer sensible et qu'il n'était pas nécessairement judicieux de froisser la susceptibilité de nos riches créanciers asiatiques. Soit. Pour reprendre une expression chère à notre Président de la République, les questions sensibles ont donc été balayées discrètement "sous le tapis" pour mieux mettre en valeur les juteux contrats commerciaux. L'argument principal avancé notamment par Jean-Pierre Raffarin consistait à expliquer que la Chine faisait des efforts dans ces domaines et qu'il n'était pas nécessaire de vouloir absolument braquer nos amis chinois en voulant leur imposer des pratiques et des valeurs qui s'inscrivent dans un long cheminement de la civilisation européenne qui ne serait pas directement et immédiatement transposable dans la culture chinoise. Soit.  

Hu-jintao-en-France.jpg

 

Au-delà des belles paroles qui n'en dissimulent pas moins des ambitions économiques et commerciales trop évidentes, il est intéressant de s'arrêter quelques instants sur cet argument qui ne manque pas pour autant d'intérêt à mon avis. Si l'on veut bien dépasser le stade de la rhétorique convenue, on pourra s'arrêter quelques instants sur l'histoire récente des rapports entre la Chine et l'Europe. On se souviendra alors que les conflits ont parfois été violents, notamment au cours du XIXe siècle.  On pensera notamment à la façon dont les européens ont envahi le marché chinois à coup de fusils au cours des guerres dites "de l'opium" durant lesquelles on entendait échanger le thé chinois si réputé en Grande-Bretagne contre cette drogue aux effets dévastateurs sur les sociétés asiatiques.

guerre-de-l-opium.jpg

La guerre de l'opium est un évènement encore vif dans la mémoire chinoise. De nombreuses oeuves évoquent encore régulièrement ce sujet, comme ce film de Yapian Zhanzheng. 

 

Comment donc ne pas comprendre aujourd'hui le mépris des dirigeants chinois (et d'une majorité de la population) face aux injonctions bien-pensantes des occidentaux ? Dans une société qui s'interroge beaucoup sur son histoire ancienne et sa mémoire, le souvenir de cette période  traumatisante est encore vif dans les esprits.  

Je n'insinue pas dans de tels propos que l'on doit laisser les chinois exécuter des innocents, persécuter les tibétains et emprisonner les opposants politiques. Néanmoins, peut-être devrait-on envisager de pouvoir évoquer ces questions plus librement avec eux, en reconnaissants que nous avons nous-mêmes commis des erreurs.

Mais pour cela, il faudra accepter de sortir la poussière de sous le tapis, quitte à retarder la signature de certains contrats commerciaux après 2012. Décidément, le temps mémoriel ne s'adaptera jamais assez au temps politique.

 

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21 novembre 2010 7 21 /11 /novembre /2010 12:11

 

L’information du jour est une petite bulle, une bulle lancée discrètement par Guillaume Pepy, président de la SNCF, alors qu’il est en déplacement en Floride pour vendre aux Américains notre TGV. Cette bulle est minuscule, elle ne contient que ces quelques mots : « regret » et « peine » qui viennent qualifier les conséquences des actes de la SNCF «effectués sous la contrainte de la réquisition». Cette petite bulle innocente lancée outre-Atlantique n’aurait jamais du réussir à traverser l’océan ; ou alors, elle aurait du se perdre dans l’écume de l’océan. Mais voilà, cette petite bulle est courageuse. Elle a fait un long voyage et elle est venue se poser délicatement sur les rivages médiatiques français.

 

Je parle bien entendu ici des récentes déclarations de ce dirigeant d’une grande entreprise publique qui, pour ne pas être évincé au premier tour d’un appel d’offre juteux auprès de potentiels clients américains, s’est laissé convaincre qu’une séance d’auto-flagellation au fouet de la repentance pouvait attendrir ses juges. Il a donc accepté de lancer cette petite bulle légère en mots, mais lourde de sens et pesante sur la mémoire nationale.

trains, sncf et déportation En 2010, les familles des victimes s’interrogent encore sur les responsabilités de la SNCF et de l’Etat français dans l’acheminement de centaines de convois vers les camps de la mort

 

Le rôle de la SNCF dans la déportation

Cette histoire hante les archives de la SNCF depuis la Libération. Passés le choc de la Seconde Guerre mondiale, la découverte des camps de concentration, et le retour des survivants, quelques âmes bien attentionnées se sont penchées sur la recherche de responsables. Le procès de Nuremberg ne semblait pas suffire à la catharsis générale et partout en Europe, des juges autoproclamés sont devenus de véritables chasseurs de tête, traquant le moindre collaborateur. Ainsi, dans certains villages, la ferveur populaire s’est parfois tournée vers des femmes qu’on soupçonnait de « collaboration horizontale » avec l’ennemi. Elles ont été immédiatement dénoncées, stigmatisées, puis tondues par un mouvement censé représenter une forme de justice populaire brillamment étudiée par Fabrice Virgili.  

 

les femmes tondues de Fabrice Virgili

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la recherche de responsables et de collaborateurs a parfois conduit à des dérives regrettables

 

Après ces quelques débordements, la recherche des responsables s’est décantée. L’urgence devait être désormais la reconstruction nationale, quitte à forcer un peu la dose d’oubli pour limiter les antagonismes et un trop fort sentiment de culpabilité. Ce n’est que bien plus tard que des voix se sont élevées pour demander des explications quant au rôle de la SNCF dans la déportation de milliers de français vers les camps de concentration nazis. L’image des trains s’acheminant directement vers ces nouvelles usines de la mort étaient devenues tellement évidente et récurrente que personne ne se posait plus la question administrative de ces wagons transportant des hommes comme on charrie du bétail.

 

Batailles judiciaires

En 2006, la famille Lipietz  (dont Hélène, conseillère régionale d'Île-de-France, et Alain, député européen des Verts) a décidé de porter l’affaire devant le tribunal administratif de Toulouse afin que soit reconnue la responsabilité de l’Etat français et de la SNCF en tant qu’entreprise publique dans la déportation. Quelques mois plus tard, le commissaire de la République rend sa décision : les deux accusés peuvent être condamnés ! La SNCF (alors solidaire de l’Etat) a immédiatement fait appel de cette décision et la cour administrative d'appel de Bordeaux a finalement décide que ce "litige relève de la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire", déclarant ainsi le tribunal administratif incompétent pour juger du transport de juifs. Les deux parties étaient alors renvoyés dos à dos.

Immédiatement, Me Yves Baudelot, avocat de la SNCF, s'est félicité de cette décision, affirmant que durant la Seconde Guerre mondiale, la société publique "n'avait pas de marge de manœuvre, elle était sous une double contrainte, celle des autorités allemandes et celle de l'Etat français". On comprend bien son soulagement. Depuis la première décision de justice, la SNCF avait reçu plus de 1800 dossiers de demandes d’indemnisations. C’est cependant sans compter sur la détermination de la famille Lipietz qui a décidé de porter l’affaire devant le Conseil d’Etat.

 

Ce qui m’étonne dans ce dossier, ce sont les dissensions tranchées qui apparaissent dans les différentes opinions qui ne semblent pas en mesure de trouver un point d’entente raisonnable. D’un côté, on trouve les familles des victimes qui agissent comme de véritables chasseurs de têtes, traquant avec obstination la moindre trace de collaboration, comme s’il fallait toujours chercher des responsables. De l’autre, on s’étonne du maintien tout aussi obstiné de la SNCF qui refuse la moindre concession, voire la moindre déclaration symbolique, de crainte qu’elle ne vienne appuyer les positions de ses contradicteurs sur le champ de bataille judiciaire.

Ce que Guillaume Pepy a sans doute oublié, c’est que sa déclaration outre-atlantique, aussi prudente soit-elle, ne peut plus désormais rester sans conséquence. Outre les actions judicaires françaises, l’entreprise doit en effet affronter des plaintes venues des Etats-Unis où 300 personnes se sont rassemblées afin de faire reconnaître devant la justice que la SNCF a bien fait des bénéfices en déportant des Juifs. Cette position s’oppose cependant encore une fois avec celle des institutions juives françaises qui se disent quant à elles satisfaites de l’arrêt des poursuites contre l’Etat et la SNCF par la cour administrative d’appel de Bordeaux. Me Michel Zaoui par exemple, membre du bureau exécutif du Crif, a estimé qu’il « faut mettre un terme à cette procédure. A partir du moment où le président de la République a retenu, en 1995, la responsabilité de la France ». Joseph Haim Stiruk, Grand rabbin de France, à quant à lui considéré que « ce n'est pas un bon procès, il aurait mieux fallu s'abstenir en l'occurrence plutôt que de tenir la SNCF responsable vu le contexte politique de l'époque ». André Cohen, un des responsables du Consistoire, considère également que « notre pays a déjà fait amende honorable en reconnaissant la responsabilité de la France dans le gouvernement de Vichy » et que « c'est une démarche qui se suffit à elle-même ». Anne-Marie Revcolevschi, secrétaire générale de la Fondation pour la mémoire de la Shoah, considère enfin que « la SNCF était aux ordres de l'Etat, celui-ci étant lui-même aux ordres de l'Etat nazi ».

Toutes ces déclarations ne sont pas dénuées de sens. Je suis toujours un peu gêné par cette volonté obsessionnelle de vouloir rechercher des responsables dans l’Histoire. A priori, la justice n’a pas à revenir sans cesse sur des décisions antérieures. Sinon, ce serait justement laisser la porte des tribunaux ouverte à toutes les mémoires qui viendraient successivement s’affronter dans le prétoire jusqu’à obtenir des cas jurisprudentiels et donc, de nouvelles lois mémorielles. Je m’étonne donc que dans ce dossier, comme dans bien d’autres, on ne convoque pas l’expertise de l’historien comme cela se pratique dans de nombreux pays du monde. Cette affaire qui éclate au grand jour ne peut-elle pas devenir l’occasion de débloquer des subsides à l’intention de quelques unités mixtes de recherche (UMR) et d’essayer de trouver des réponses dans la réflexion intellectuelle plutôt que dans l’affrontement judiciaire, politique, voire économique et commercial, car c’est bien de cela qu’il s’agit ici.  

 

La mémoire comme argument commercial

Si l’avis de la SNCF a évolué, ce n’est pas par pure philanthropie mais parce qu’elle y trouve un intérêt. Il faut dire que les Américains n’ont pas la même force de persuasion que les familles des victimes françaises (même quand elles comptent parmi elles un député européen et une conseillère régionale). Ils ont immédiatement mis dans la balance de la justice la signature potentielle d’un contrat de plusieurs milliards de dollars pour exporter le TGV français en Floride. Ron Klein, élu démocrate, a d’ailleurs présenté un projet de loi empêchant de concourir à l’appel d’offre les entreprises qui n'auraient pas fait toute la lumière sur leur responsabilité dans la déportation (en somme, une loi directement destinée à la SNCF sans la citer).

C’est dans ce contexte que Guillaume Pepy a finalement considéré qu’il devait prendre ce dossier « très au sérieux », proposant même d’ouvrir les archives de l’entreprise publique aux Américains, avant de se repentir publiquement sur les responsabilités de la SNCF dans cette période trouble de l’histoire.

 

Autant dire tout de suite que ces deux positions extrêmes du président de la SNCF ne sont pas plus satisfaisantes l’une comme l’autre. Il n’existe pas de mots assez durs pour qualifier la position de l’entreprise qui, au mépris total des victimes et de leurs familles, entretient une forme de négation silencieuse quand une reconnaissance risque de lui coûter de l’argent, mais s’avère prête à faire des concessions quand cette position peut lui faire gagner encore plus d’argent.

Si la formule rhétorique de « moralisation du capitalisme » avait un minimum de signification dans la bouche du Président de la République qui en a fait un argument médiatique sur la scène internationale, on devrait logiquement s’attendre à ce que Guillaume Pepy soit immédiatement renvoyé à son retour en France. Pour l’heure, un silence assourdissant entoure cette affaire depuis son apparition la semaine dernière. Les médias auraient-ils reçu pour consigne de ne pas enfler la polémique pour ne pas nuire à nos chances (mais sont-elles réelles ?) de remporter ce contrat auprès des Etats-Unis ? Guillaume Pepy aura-t-il le courage de renouveler ses propos sur le territoire national ? Et si cette bulle lui explosait à la figure ?

 

Nota bene du 23/11/10 : Je ne résiste pas à l'envie de faire partager aux lecteurs quelques remarques toujours bien senties d'internautes attentifs qui ont réagi à cet article. Il est vrai que le peuple américain entretient un rapport particulière avec la mémoire de l'Holocauste (voir à ce sujet l'excellent ouvrage de Peter Novick). Il n'est cependant pas anodin de remarquer que ces hommes politiques américains qui mettent en accusation la SNCF sur son rôle supposé dans la déportation seraient parfois bien inspirés en se retournant sur leur histoire personnelle. J'ai alors appris avec intérêt que le père du gouverneur (et ancien acteur) Arnold Schwarzenegger avait eu des rapports plutôt étroits avec les forces armées du nazisme... Je ne conseille cependant pas à Guillaume Pepy d'entrer dans ce genre de provocation intellectuelle s'il entend avoir une chance de vendre ses trains !

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