Le débat sur la peine de mort refait régulièrement surface de façon sporadique. Récemment, c’est le sulfureux Robert
Ménard qui a remis le sujet au goût du jour et en direct à la télévision en commentant une décision de justice :
L’ancien président de Reporter Sans Frontière semble donc plus enclin à défendre la liberté d’information que le
droit à la vie. Il n’a pas manqué d’être recadré immédiatement et très sèchement par le journaliste Julien Bugier, avant d’être condamné, un peu trop mollement à mon goût, dans
la presse du lendemain.
Il faut reconnaître que le débat sur la peine de mort a toujours été pour le moins ambivalent. Nombreux sont les partisans de la
célèbre loi du talion qui considèrent que la juste vengeance repose sur l’expression « œil pour œil, dent pour dent ». Ainsi, celui qui ôte la vie ne
mériterait rien d’autre que de rejoindre sa ou ses victimes dans la mort.
Depuis quelques années, dans notre société où l’enfant tient une place de plus en plus centrale, les défenseurs de la peine de mort
ont ajouté une flèche non négligeable à leur arc : les violeurs d’enfants devraient également selon eux être la cible des chaises électriques, guillotines et autres injections letales.
Difficile face à cet argument faisant appel à l’émotion et à la condamnation populaire unanime de répondre par l’humanisme et les réflexions philosophiques sur le droit et la légitimité qu’un
homme puisse ôter la vie à un autre homme. Une seule voix est jusqu’à présent parvenue à égaler l’émotion de ses détracteurs dans son discours contre la peine de mort. Il s’agit de Robert
Badinter, ministre de la Justice et principal initiateur de l'abolition de la peine de mort en France, puis dans le monde :
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du débat sur la peine de mort.
L’abolition de la peine de mort : une question mémorielle à défaut d’être historique
Il ne s’agit pas dans ce blog consacré aux questions mémorielles d’exposer les différentes positions pour mieux défendre
la mienne. L’étude des conditions de l’abolition de la peine de mort dans le système pénal français est pour moi l’occasion d’ouvrir un axe de réflexion que nous n’avions jamais évoqué
jusqu’alors et qui m’interroge de plus en plus : comment, dans une période relativement courte à l’échelle de l’histoire sociale, peut-on analyser un tel retournement durable et
solide de l’opinion publique sur une question de société ?
Au-delà de l’affrontement des argumentaires des partisans les plus impliqués, il est en effet à mon sens plus fécond de s’interroger
sur la place de ces questions de société dans l’opinion. Si l’on accepte de mettre de côté un instant les différents prismes qui sont autant de marges d’erreurs dans l’utilisation des sondages,
on observera sur le long terme une évolution sensible et durable de l’opinion publique en faveur de l’abolition.
Ainsi, en 1908, un sondage du Petit Parisien recense 77% d’avis favorables à la peine de mort. Le lendemain
du vote de l’abolition par l’Assemblée nationale en 1981, un sondage du Figaro recense encore 63 % de français favorables au maintien de la peine de mort. Enfin,
d'après un sondage réalisé en septembre 2006 par TNS Sofres, les Français ne sont plus que 42 % à souhaiter le rétablissement de la peine de mort.
La balance semble donc s’être renversée ; mais sur ces questions comme sur bien d’autres, la valeur de ces sondages est très
contestable. Elle dépend énormément du panel souvent réduit et peu révélateur. D’autres études montrent en effet que près de 80% des sympathisants de l’extrême-droite voteraient en faveur d’un
établissement de la peine de mort alors que ce chiffre tombe à 30% parmi les sympathisants du Parti Socialiste. De même, les chiffres évoluent substantiellement en faveur de la peine de mort
selon l’actualité du moment. Ce fut le cas notamment lors des affaires de pédophilie d’Outreau ou encore lors de meurtres particulièrement odieux (Robert Ménard ne s’est donc pas permis cette
petite pointe de provocation totalement gratuitement).
Néanmoins, malgré ces fluctuations volatiles, la peine de mort semble désormais entachée d’une réputation peu recommandable alors
qu’elle était défendue majoritairement et sans aucun complexe jusqu’à une date encore très récente. Aujourd'hui, les sondeurs auraient de grandes difficultés à recueillir un taux plus élevé
d'individus en faveur de la peine de mort car il devient presque incorrect d'assumer publiquement cette éventualité judiciaire désormais frappée d'infamie.
Bien plus parlant que les sondages, je n’ai donc pu m’empêcher d’aller relire avec intérêt les débats qui se sont tenus à l’Assemblée
nationale au moment de l’examen du texte de loi visant à abolir la peine de mort afin d'y trouver des éléments d'information plus précis et révélateurs des termes du débat. Alors qu’on cite
souvent, comme je l’ai fait ci-dessus, le célèbre discours de Robert Badinter, on devrait toujours à mon avis l’accompagner de son contexte, à savoir de ces petites phrases tout
aussi révélatrices que les grands discours devenus historiques. J’ai choisi arbitrairement ci-dessous un panel de citations qui m’ont paru les plus révélatrices dans les montagnes d’interventions
qui ont émaillé le débat :
- Le jeudi 17 septembre 1981,
alors que le président de la commission et rapporteur de la loi Raymond Forni introduit les discussions par une première envolée emphatique (« mesdames, messieurs, c'est
un moment historique que nous vivons. C'est une page que nous allons tourner. Avec nous, la France va sortir de cette période qui l'avait mise au ban des grandes nations civilisées »),
il est immédiatement arrêté par M. Pierre-Charles Krieg : « Il ne faut pas exagérer, tout de même ! ». Le ton était
donné.
- Quelques minutes plus tard, alors que Robert Badinter tente de défendre son projet de loi, les
députés de l’opposition n’ont de cesse de l’interrompre en évoquant toutes ces affaires sanglantes et sordides qui visent à porter sur le débat sur le terrain de l’émotionnel. « Et
Mesrine ? » lance le député Jean Brocard ; « Et Buffet ? Et Bouleras ? » poursuit Hyacinthe Santoni. On constate donc, comme je
l’ai fait observer précédemment, que la stratégie des argumentaires n’a guère évolué et que les partisans de la peine de mort tentent inlassablement de porter les termes du débat sur le terrain
du pathos.
Les députés de l’opposition n’hésitent pas également à recourir à un argument qui montre à quel point l’abolition de la peine de mort
explosait alors les clivages politiques et relevait d’une chronologie très fine. Pascal Clément demande ainsi au Garde des Sceaux s’il est bien certain que ses électeurs (ceux de
la majorité présidentielle, donc de gauche) sont bien majoritairement opposés à la peine de mort, s’appuyant sur des sondages qui affirment le contraire. Il poursuit ensuite de façon plus précise
sa démonstration en citant les membres du gouvernement, tel que le ministre de l’Intérieur Gaston Deferre qui avait été à l’initiative en 1973 d’une proposition de loi réclament
d’élargir « la peine de mort pour les trafiquants de drogue ». Bien que ces interventions s’inscrivent dans le cadre d’une opposition politique, on s’aperçoit ici que
les positions ne se résument donc pas vraiment et seulement à un conflit idéologique. Le "moment historique" évoqué précédemment tient vraissemblablement à peu de choses.
La peine de mort : Une question historique à défaut d’être mémorielle
Dans la somme gigantesque des discussions, quelques positions se distinguent par leur qualité ou par leur originalité.
C’est le cas notamment de Philippe Séguin qui n’hésite pas à prendre position contre son camp pour défendre l’abolition de la peine de mort au-delà des oppositions et conflits
politiques. Sa posture singulière l’oblige à construire un argumentaire particulièrement efficace et développé sur de nombreuses prises de paroles. Il mobilise entre autres l’histoire et
l’évolution des mentalités pour justifier sa position : « Les chiffres sont criants, et vous les avez rappelé. Alors que l’on comptait trente et une exécutions en 1947,
vingt et une en 1943, vingt-cinq en 1949, de 1968 à 1977, donc en dix ans, sur 12 514 condamnations pour crime, il n'y a eu que trente-huit condamnations à mort et sept exécutions. Sept en dix
ans. Aucune depuis quatre ans. Et je veous épargne toute comparaison avec des références encore plus anciennes […]. Peut-on ainsi prétendre que depuis quinze ans la peine capitale ait pu
raisonnablement avoir le moindre effet dissuasif ou même ait satisfait l'esprit de vengeance et la soif d'expiation que recèlerait notre inconscient collectif ? […]. Qui pourrait le prétendre, en
vérité, lorsque précisément, à entendre certains, on a l'impression qu'ils veulent non point empêcher que l’on supprime la peine de mort, mais qu'on la rétablisse alors qu'elle existe
encore? ».
On retrouve ensuite une série de noms qui sonnent encore familièrement à nos oreilles et qui, en 1981, étaient déjà sur les bancs de
l’Assemblée nationale pour faire entendre leur voix :
- Marcel Bigeard tout d’abord a cette intervention qui laisse perplexe quand on la
lit aujourd’hui : « J'ai vécu en côtoyant la mort, monsieur Badinter, vous le savez, mais ce n'est pas la peine de raconter ma vie, d'évoquer tous mes camarades disparus et tout ce
qui a pu se passer. Le problème que nous traitons ce soir est grave et j'ai l'impression que l'on oublie quand même un peu les victimes. […] Imaginez par exemple ce qui a dû passer dans
le regard de ce petit garçon d'Auriol quand il a vu ses assassins le poignarder. Imaginez les regards de terreur qu'ont lancé au dernier moment ces deux anciens pieds-noirs de quatre-vingt ans
assassinés, étouffés près de chez moi clans un petit village de 200 habitants. Il faut penser aussi aux victimes. Qui ne respecte pas le premier commandement : « Tu ne tueras
point » ? L'Etat le respecte presque, monsieur le garde des sceaux ».
On s’étonne tout d’abord que le général ne soit pas rappelé à l’ordre malgré ses évocations religieuses explicites au sein de
l’hémicycle. On ne peut également s’empêcher de s’étonner d’une telle ferveur à défendre les victimes dans la bouche d’un militaire qui, sans forcément réveiller les vaines polémiques qui
entourent le personnage, est censé avoir pris conscience qu’il n’est pas toujours possible d’éviter les victimes.
- Gisèle Halimi s’exprime aussi presque en réponse à Marcel Bigeard : « Car ne vous
y trompez pas : la peine de mort est le crime culturel par excellence. Un crime qui méprise les citoyens en les entretenant dans la peur, qui réduit les victimes à une revendication de sang
appelée par le sang, qui ignore l'autodestruction qui anime chaque homme qui tue, et qui va dans cette ignorance, jusqu'à le tuer lui-même. Reste que nous qui donnons la vie nous ne pouvons
accepter la tuerie organisée ». Face au droit des victimes, Gisèle Halimi apporte une contribution originale au débat dans une perspective féministe qui lui est propre.
Elle revendique ainsi son rôle de femme qui donne la vie pour mieux s’opposer aux arguments des hommes qui voudraient donner la mort.
On notera au passage une liberté de ton qui étonne là où le formalisme et le "politiquement correct" d’aujourd’hui
auraient suscités scandales et offuscations. Ainsi, alors que Mme Halimi poursuit son discours, elle est interrompue par le président de l’Assemblée nationale qui lui demande de conclure.
Celle-ci n’hésite pas alors à lui répondre : « Monsieur le bourreau, encore une minute ! ». Ce à quoi l’intéressé répond quelques instants plus tard en laissant
sa place au vice-président : « Je vous informe, mes chers collègues, que l'assemblée va maintenant changer de bourreau ».
- J’ai personnellement beaucoup apprécié également la participation de Françoise
Gaspard qui mobilise sa formation historienne au service de l’abolitionnisme : « Auriez-vous, mes chers collègues, été au XVIIIe siècle — après tout, ce n'est pas si loin
de nous -- de ceux qui défendirent avec la même passion les supplices. La roue, les gibets, la potence, les scènes de marquage à l’épaule ou au front ? Auriez-vous été de ceux qui lors du
supplice de Damiens en 1735, attelèrent deux chevaux supplémentaires pour l'écarteler, puisque quatre n'y suffisaient point ? Je ne peux pas le penser. Pourtant, vous voulez sauver la guillotine qui n'est après tout que la forme moderne et raffinée du supplice […]
L’humanisation de notre droit pénal a en fait consisté, au cours des deux derniers siècles, à cacher le supplice parce que notre sensibilité occidentale ne supportait plus l'image du corps
mutilé, tranché par le droit, et cherchait à le dissimuler jusqu'à interdire sous peine d'amende -- cela est encore inscrit pour un temps dans notre code pénal — sa relation dans la
presse ».
Sa phrase de conclusion est particulièrement brillante : « Je terminerai en évoquant le titre et le
contenu d'un livre, de celui qui est sans doute en France le plus grand philosophe vivant, Michel Foucault : Surveiller et punir. Je souhaite, pourquoi pas, qu'au XXIe
siècle un philosophe de cette grandeur et de ce talent puisse résumer le droit du XXe siècle et l'œuvre que nous sommes en train de commencer dans ce titre : Responsabiliser et
prévenir ». Cet ouvrage n'est hélas pas encore arrivé...
En revanche, je tiens aussi à signaler les absents, ceux qui n'ont pas pris la parole alors qu'ils ont voté ensuite
contre la peine mort (et donc contre leur camp). 369 députés ont en effet voté l'abolition (contre 113 contre) dont 16 députés RPR parmi lesquels on retrouve Jacques Chirac,
François Fillon et Philippe Séguin.
Histoire, Mémoire et société : un trio heuristique
Le recueil de ces interventions n’a pas pour seule ambition de sélectionner arbitrairement les extraits qui m’ont paru les plus
remarquables dans ce débat. Ils sont à mon sens révélateurs de tensions lancinantes dans le débat politique. Il me semble, à travers ces prises de paroles, que les députés savaient qu’ils
allaient changer durablement le cours de l’histoire de France, du moins dans sa dimension sociale. Il apparait en effet à la lueur de cet exemple que certaines évolutions des mentalités sont
essentiellement infléchies par la prise de décision législative.
La question de la peine de mort est tellement sensible et s’inscrit dans des enjeux tellement importants et antagonistes que, sans la
volonté politique de quelques hommes, la situation n’aurait probablement pas pu changer. En revanche, une fois ce stade symbolique dépassé, il est possible d’envisager une acculturation très
rapide des masses.
Nous ne devrions à mon sens jamais oublier cette potentialité. A tous ceux qui croient encore que l’humanité est protégée des dérives
les plus graves après avoir traversé le terrible vingtième siècle, nous voudrions rappeler qu’il ne faut jamais mésestimer la capacité de nos sociétés contemporaines à oublier.
Aussi invraisemblable que cela puisse paraître aujourd'hui tant les mémoires nous semblent omniprésentes, ce blog veut aussi rappeler que la multiplication des causes mémorielles servent parfois
à dissimuler d’autres mémoires que l’on prive d’espace pour se développer. On a ainsi oublié peut-être un peu vite qu’à la fin des années 1970, la justice française conduisait des hommes à la
mort, alors qu’elle fermait les yeux sur de nombreuses publications à connotation pédophile. Sur certains points particulièrement sensibles, les mémoires ne sont pas seulement une grille de
lecture parmi d'autres : elles constituent une entrée parmi les plus révélatrices et efficaces pour mieux comprendre les non-dits d’une société.